Parmi les perdants du 20 octobre

Malheur aux vaincus !

d'Lëtzebuerger Land vom 25.10.2013

La nuit des longs couteaux Un vrai parti populaire : c’est l’impression qu’on a pu gagner ce dimanche en sillonnant les rangs des militants CSV réunis au Parc Hotel Alvisse à Dommeldange. Alors que la foule BCBG du DP semblait toute droite sortie de la Grand-Rue, les visages aperçus dans la salle austère où se réunissait le CSV avaient des airs de famille avec ceux qu’on croise au Cactus Belle-Étoile ou à la City Concorde un samedi après-midi. Or c’est une foule qui refuse de devenir masse ; elle reste un rassemblement incohérent de particules isolées qui ne semblent pas liées entre elles. Les grands du parti sont ailleurs, on les attend patiemment en mâchant des sandwichs peu ragoûtants et en sirotant une bière (le CSV était d’ailleurs le seul parti à faire payer ses militants pour le catering post électoral). Sur les côtés, une rangée de chaises sur lesquelles sont assises des octogénaires impassibles. Tous fixent l’écran.

Justement, Luc Frieden est en train d’y donner une interview en direct. Le son est coupé pour éviter les effets Larsen, mais les spectateurs aperçoivent, au coin de sa bouche, le petit sourire forcé qui se veut souverain, mais qui arrive à peine à masquer l’inquiétude qui l’a déclenché. (Luc Frieden a perdu en ce jour un tiers des voix par rapport à 2009, où, déjà, il avait stagné). Vers les dix heures du soir, Juncker aparaît, entouré de son lieutenant Michel Wolter et du secrétaire général Laurent Zeimet. Soudain, la masse se réveille, comme s’il lui fallait l’autorité du chef pour exister. Les yeux se mettent à briller, même les grands-mères, brièvement saisies par un accès d’enthousiasme se lèvent péniblement de leurs chaises, pour l’apercevoir, lui, l’homme fort en Europe. Son speech sera bref, on en retiendra un mot : « Féier-ungsusproch ». Puis il se dirige vers la sortie, suivi de dizaines de journalistes étrangers qui essaient de se frayer un chemin en bousculant les militants. Plus tard dans la soirée, sur le plateau de RTL, Juncker reviendra à charge : « Et gëtt Regelen hei am Land ».

Ce soir marquera peut-être la fin longtemps annoncée d’un projet politique qui prit son essor il y a six élections. La génération de 1984 rassembla autour du mâle dominant Juncker une communauté d’intérêt de jeunes loups chrétiens-sociaux qui, socialisés politiquement par la césure de 1974, s’étaient donné comme objectif de moderniser le parti, le débarrassant peu à peu de son image vieillotte et poussiéreuse. Entre 1982 et 1984, ils entameront leurs carrières politiques respectives ; jusqu’à occuper à la fin des années 1990 la majorité des postes de pouvoir. Sur ces dernières années, la quasi totalité des camarades de la bande de 84 s’est évaporée de la scène politique nationale. Le premier à la quitter était Marc Fischbach, puis Viviane Reding, suivis cette année par Marie-Josée Jacobs, François Biltgen, Fernand Boden et Lucien Weiler. Ce dimanche, Robert Weber a rejoint les limbes du politique. Les deux seuls rescapés du groupe sur la scène nationale sont Claude Wiseler et Michel Wolter.

À cette génération politique encore partiellement ancrée dans le monde de l’après-guerre, a succédé celle du boom économique des années 1990 : Luc Frieden, Gilles Roth, Jean-Marie Halsdorf et Octavie Modert. Enfin, vient la génération des années 2000 : Marc Spautz, Tessy Scholtes, Diane Adehm et Serge Wilmes. Quant à Laurent Zeimet, il s’est rabattu sur un improbable détour par la politique communale pour lancer sa carrière nationale. Si ces deux générations ont pu faire carrière par la grâce de Juncker, celui-ci a toujours veillé à créer le vide autour de lui. Son parti en paie aujourd’hui le prix.

Pour l’instant, face à la menace d’une coalition à trois, le CSV reste sous le choc, abasourdi. Qui parmi les ministres CSV voudra bien sièger au Parlement, aux côtés de Déi Lénk et de l’ADR ? Et que feront les fidèles et inamovibles remplaçants qui avaient fièrement et silencieusement rempli les sièges de leurs collègues partis au gouvernement ? Avec la coalition à trois qui se profile, c’est tout un monde qui s’écroule, celui du pouvoir vécu sur le mode de l’évidence. Il se peut que ce soit un adieu au monde d’hier, car l’époque Juncker – qui se recoupe en partie avec l’expansion d’une des places financières les moins transparentes d’Europe – et sa manière informelle d’exercer le pouvoir semblent devenues aussi désuètes que la sainte alliance CSV-Wort-archevêché l’était au milieu des années 1970. Pire, elles semblent devenues inopérantes, les cinq dernières années, qui resteront dans l’histoire comme une série parfaite de crises politiques qui n’en finissaient plus, en témoignent. Le politologue Michel Cames a pu émettre l’hypothèse que Juncker restait intérieurement attaché à « la conviction qu’un petit État comme le Luxembourg fonctionnait selon des règles différentes » même si, par égards pour les principes démocratiques, il ne s’est jamais permis de le dire publiquement.

Une fois le choc encaissé et le temps de deuil approprié évacué, ce ne sera probablement qu’une question de temps avant que les nouveaux « jeunes loups/louves » dominants ne pointent leur museau et tentent ce que Juncker et ses amis ambitieux avaient tenté en leur temps. À Juncker de trouver une sortie (européenne) honorable, après celle manquée de 2008. À moins que le vieux loup décide de rester, quitte à risquer de devenir vite encombrant.

L’autre CSV Pour sa fête électorale, l’ADR avait invité au Sofitel Europe, entre les tours du Kirchberg silencieuses et calmes en ce dimanche soir. Une fois passé le couloir marbré et la réception « business arrival », prendre la gauche pour se retrouver dans une salle aux lumières tamisées, toute en moquette, des serveurs costumés et cravatés passant silencieusement avec des coupes de champagne. On y croise toute la direction bigarrée de l’ADR : un avocat d’affaires, un transfuge du CSV, un ancien syndicaliste anti-communiste, une ex-journaliste du Quotidien, un diplomate ultra-catholique et ancien agent double du CIA, un paysan frondeur, un neurologue aimant mettre des vestons bavarois et spécifiant sur son site que « six des huit arrière grands-parents viennent de l’Ösling » et un conseiller communal qui propose de faire traduire tous les panneaux et noms de rues de Pétange en luxembourgeois. Idéologiquement, cet hybride politique n’est pas sans rappeler l’aile droitière du catholicisme politique luxembourgeois (celle d’avant le renouveau des années 1980).On y retrouve la même fixation sur ces éternelles entités opaques que sont les traditions, le trône, la famille, les « valeurs chrétiennes » et la nation, alors que la référence antisémite est remplacée par sa version « politiquement acceptable » qu’est l’islamophobie. Reste que l’ADR a plutôt bien résisté, et que la déconfiture à laquelle beaucoup s’attendaient n’a pas eu lieu ; ainsi Fernand Kartheiser, quasiment absent des médias lors de la campagne, est réélu haut la main, gagnant même 2 591 voix.

Blessure narcissique À 20 heures 7 minutes, deux grands spots illuminent la salle du Melusina, plongeant les spectateurs éblouis dans une mise en abîme : RTL-Tele les filme en train de regarder les résultats sur RTL-Tele. Au premier étage, sur la mezzanine, François Bausch, hébété, suit la première estimation. Député depuis un quart de siècle, Bausch et son lieutenant Abbes Jacoby sont tout ce qui reste de la vieille garde des Verts des années 1980. Les anciens compagnons, bien que restants plus ou moins attachés au projet, sont passés à autre chose : Robert Garcia s’est reconverti dans la culture (Carré Rotondes), Jean Huss dans la politique locale (eschoise), Renée Wagener dans la recherche historique (Uni.lu) et Richard Graf dans le journalisme (Woxx).

À eux ont succédé, comme le note l’historien Laurent Schmit, les révolutionnaires de l’efficience et les optimistes de la technique. Henri Kox, Claude Turmes et Camille Gira, possèdent tous une expertise reconnue dans les questions énergétiques et ils ont tous, bien qu’à divers degrés, tendance à traiter les questions politiques comme problèmes techniques qu’on pourrait résoudre en y apportant la solution adaptée. Si Bausch a pu rester le maître à penser des Verts, c’est qu’il est passé par une autre école, idéologique celle-là, du trotskisme combiné au syndicalisme et qui a tendance à aborder les problèmes sous l’angle de rapports de force. Or, sa prééminence est peut-être en train de vaciller ; alors que la liste menée par Bausch au Centre a perdu 2,75 pour cent, celles des autres circonscriptions ont quant à elles pu limiter la casse par rapport à 2009 ; et tandis que Bausch perd 6 000 voix, Josée Lorsché et Felix Braz en gagnent 2 200.

Quelques minutes après l’annonce que le discret Claude Adam, ancien enseignant qui s’occupait au Parlement de la politique de l’éducation, venait de perdre son siège, les militants commencent à se resservir au buffet devant lequel la file ne désemplit pas. Malgré leur solide appétit, les Verts se disent dégoûtés. Qu’ils soient, justement eux, parmi les perdants de l’élection, ils le ressentent comme injuste, ils n’arrivent pas le digérer. Le choc est d’autant plus grand qu’ils s’attendaient à deux sièges de plus, promis de longue date par les sondages. Les militants avancent une douzaine de pistes d’explication parmi lesquelles « le système électoral », la « dispersion de voix », « les fortes personnalités » comme Bettel et Schneider, la campagne électorale qui n’aurait pas assez porté sur des sujets « verts traditionnels », les Verts allemands, « l’ingratitude » des électeurs, et, enfin, les « pirates ». « Peut-être que nous nous stabilisons à dix pour cent. Peut-être que c’est ça la base électorale verte » avance un militant. Qui seraient donc les électeurs verts ? « La classe moyenne intellectuelle », me répond-il.

Mais peut-être que les Verts ont été victimes du brouillage idéologique qu’ils ont entretenu eux-mêmes : n’excluant ni coalition à trois ni avec le CSV, de gauche mais présentant deux membres de 5 vir 12 sur ses listes (dont une affirmait qu’il ne fallait pas avoir honte de vendre de l’essence), une campagne malencontreuse lancée avec le DP contre la mendicité organisée en Ville (rapidement détournée par le groupe Facebook Kandidat 61 en « Mir loossen näischt faalen. Méi Fric. Manner Ver-antwortung. ») … Ces bourdes ont hypothéqué le fonds de commerce vert : le sentiment de confort moral que le vote Déi Gréng procure aux couches moyennes « éclairées ». La vague verte est venue se briser contre ces récifs à un moment inopportun ; dans les discussions de coalition qui s’annoncent et dont les deux autres partenaires misent sur la croissance, l’extension de la place financière et un environnement business-friendly qui met la question écologique entre parenthèses, les Verts se retrouvent sensiblement affaiblis. Dimanche soir, Braz et Bausch se sont vus relégués dans le rôle de l’observateur, forcé de répéter à l’envie, que ce n’était pas à eux de « prendre l’initiative ».

Bernard Thomas
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