Abusée par son père pendant seize ans, Mary Faltz brise l’omerta. Elle se bat contre les violences sexuelles. Mais pas que...

Femme de combats

Mary Faltz, ce mercredi, près du bureau du Script à Clausen
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 10.03.2023

Ce jeudi, le Stater DP a présenté sa liste de candidats pour les élections communales. Parmi les 27 noms, on lit celui d’une personne dont les combats civiques et personnels prennent de plus en plus de résonance : Mary Faltz. Depuis la parution de son livre Trahie dans sa chair, en 2021, Mary Faltz a largement partagé son histoire à travers des interviews, des conférences ou des lectures. Une histoire dramatique, violente qui repousse les limites de la résilience. Elle se dit « auteur par accident » et a couché les 200 pages de son récit en deux mois, comme si elle « vomissait les mots ». Une écriture thérapeutique et cathartique qui doit la libérer des années d’abus qu’elle a subis et « renverser la honte, en ne cachant plus rien ». Elle veut aussi prémunir les enfants contre la maltraitance et donner des outils aux éducateurs et à tous ceux qui entourent les plus jeunes. Chaque fois qu’elle prend la parole, Mary Faltz apparaît comme une femme incroyablement forte, déterminée et résistante. Elle a décidé d’utiliser son sourire comme bouclier et ses mots comme armes. On peine à se figurer que derrière sa voix douce, son regard pétillant, sa manière de plaisanter, il y a une personne qui a traversé les pires calvaires.

Deuxième née et première fille d’une famille de six enfants, Mary n’avait que neuf ans quand son père a commencé à abuser d’elle sexuellement. « Ce soir-là, sans crier gare, Nicolas a décidé d’ignorer ses limites morales et de se servir de son autorité. Il est entré pour la première fois dans ma chambre et dans mon lit pour m’agresser sexuellement », écrit-elle. Dans le livre, elle lui donne le nom de Nicolas et change aussi les noms de toute la famille. Dans la conversation, elle dit « mon abuseur », parfois « mon agresseur », mais jamais « mon père ». Pendant seize longues années, les abus vont se poursuivre, protégés par une menace sourde de suivre le chemin de sa mère, considérée comme schizophrène et régulièrement internée. « J’ai vite appris que si je ne répondais pas aux attentes de mon père, mon avenir serait le même, enfermée dans une salle d’hôpital blême et solitaire. » Les abus sont aussi masqués par des cadeaux, des voyages, une forme de « favoritisme » qui attise la jalousie des autres enfants de la famille. « Il me faisait croire que j’étais la privilégiée tandis que mes frères et sœurs étaient ignorés et désavantagés. » Pendant tout ce temps, personne ne décode les signaux qui auraient pu l’aider : perte de poids, absence de menstruations, seins atrophiés. Mary résiste intérieurement et fait bonne figure. Elle a de bons résultats scolaires, achète le magazine Bravo et souriait « en apparence ». Les études supérieures au Royaume-Uni ne sont pas un soulagement car l’homme continue à la contrôler, détourne ses appels, ses SMS, éloigne ses prétendants.

Alors qu’elle était convoquée à la police pour une sombre histoire de vol de voiture, visiblement ourdie par le père, Mary lâche soudain toute son histoire face à un policier abasourdi : « Quelque chose s’est rompu en moi [...] Je ne pouvais plus garder ce fardeau pour moi toute seule ». Suivent une très longue enquête et un premier procès. En février 2012, Negweny El Assal est condamné à quinze ans de prison. Il fera appel et, en juillet 2013, la condamnation est confirmée, mais assortie de cinq années de sursis. Mary ne peut pas savourer sa victoire longtemps, d’autres malheurs vont l’accabler qu’elle détaille dans son livre. La perte d’un enfant mort-né d’abord, les infidélités de son mari et le divorce difficile qui s’en suit. Puis un diagnostic de cancer « agressif et invasif » qui laisse peu d’espoir. « Je m’étais déjà tellement battue que mon corps ne voulait plus suivre », analyse-t-elle. Au cours de sa chimiothérapie, elle « vide son sac » à travers l’écriture, se sentant libérée pour parler ouvertement. « Au départ, j’écrivais pour laisser un témoignage à mes enfants. Face à la mort, je n’avais plus rien à perdre, plus rien à cacher », nous raconte-t-elle. Un livre qu’elle considère comme un cri et qui lui donne un certain recul : « Ce n’est pas moi qui doit avoir honte. Je ne veux plus porter l’étiquette de victime », ajoute-t-elle en justifiant ainsi la photo de couverture où elle affiche un large sourire.

Aujourd’hui, Mary Faltz (qui a changé officiellement de nom pour « motif grave ») n’a rien perdu de cette combativité et mène plusieurs batailles sur plusieurs fronts. Vis-à-vis de sa famille d’abord. « En septembre dernier, par une étrange coïncidence, je reçois le même jour des résultats médicaux m’indiquant que je suis sortie d’affaire pour le cancer et un appel pour me dire que ma mère est décédée, d’un cancer, dans un hôpital en Grande-Bretagne », nous confie-t-elle. Depuis, elle a effectué de nombreuses recherches à travers trente années de dossiers médicaux de celle qu’elle appelle Nelly dans son premier livre. « Je découvre des atrocités que je ne connaissais pas, la manière dont ma mère a été internée, battue et dont on lui a nié l’accès à des traitements pour son cancer. » Elle porte plainte contre les six membres de sa famille (son père et ses frères et sœurs). Et reconstruit une nouvelle image de sa mère : « Je croyais qu’elle ne m’aimait pas, mais elle était impuissante, mise sous médicaments et incapable de me protéger. » Une nouvelle pièce pour compléter le puzzle de l’histoire « qui a été falsifiée par mon abuseur » que Mary Faltz retrace dans un deuxième livre à paraître dans les prochains mois. Le titre original, en anglais, est Dissecting him. « Je veux disséquer la manière dont s’est pris ce manipulateur qui a entraîné toute sa famille comme une sorte de gourou. Dans le titre, on entend secte aussi. »

Manipulés ou non, sous la coupe de leur père ou non, les frères et sœurs de Mary ont témoigné contre elle durant l’enquête et les procès. Ce qu’elle n’est pas prête à leur pardonner. Comme elle ne pardonne pas à son frère aîné, le réalisateur Adolf El Assal d’avoir donné un rôle à leur père dans son film Sawah. « Ce n’est pas seulement un rôle, c’est le rôle d’un père sympathique, dans un film présenté comme autobiographique », s’étrangle-t-elle en considérant qu’attribuer un rôle à leur père était une manière de le réhabiliter publiquement. Apprenant qu’un nouveau projet de film a reçu un financement du Film Fonds (trois millions d’euros accordés par le comité de sélection en avril 2022), elle tire la sonnette d’alarme auprès de l’organe d’aide à la production audiovisuelle et auprès du producteur Paul Thiltges. Fin janvier, François Prum, avocat de Mary Faltz écrit au Film Fonds pour marquer son indignation. « Au moment du tournage, le père venait d’être mis en liberté conditionnelle. Il n’était pas pour autant réhabilité pénalement. Je considère qu’Adolf El Assal a abusé de la confiance du Film Fonds et de ses producteurs (Deal production, ndlr). Continuer à le soutenir en connaissance de cause serait à mes yeux incompatible avec les règles éthiques », détaille l’avocat face au Land. Il se félicite de la réponse rapide du Film Fonds : Le comité de sélection a mis en suspens le soutien public apporté au projet Hooped.

« Les informations que nous avons reçues donnent un regard différent sur le scénario de Hooped. Il n’est pas envisageable que le Film Fund soutienne un film qui donne le beau rôle à une personne condamnée pour abus sexuels », confirme Guy Daleiden, le directeur du fonds, à la demande du Land. Il précise que les aides sont attribuées aux producteurs, projet par projet, en fonction des qualités artistiques du projet et non en lien avec la personnalité du réalisateur. « Ady El Assal n’a pas été condamné et il a le droit de travailler, mais pas si son film s’oppose à la moralité », poursuit le directeur. Rétrospectivement, il analyse : « Moralement, il m’a déçu. Faire jouer son père n’était pas seulement une gaffe, c’était un manque de respect vis-à-vis de sa sœur et vis-à-vis de la Justice ». Quant à la suite à donner par rapport à la suspension de l’aide, Guy Daleiden passe la balle au producteur : « C’est lui qui reçoit l’argent, c’est à lui de réagir. » Et, ce producteur, Paul Thiltges ne veut plus de ce film. « Nous demandons au Film Fonds de reprendre le projet et l’argent. Je ne veux pas être mêlé à ce film sur lequel pointe une telle épée de Damoclès », nous confie-t-il mercredi. Tard la veille, le réalisateur avait envoyé un communiqué de presse pour « prendre la parole ». « Mary Faltz profère depuis plusieurs mois des contrevérités à mon égard, ce dans l’unique but de détruire ma réputation et mon honneur », écrit-il. Plus loin, il se défend par rapport à l’aspect autobiographique de ses films : « Il est totalement faux que j’essaie par l’intermédiaire de mes œuvres d’atténuer la gravité des faits vécus par ma sœur. » Quelques heures avant l’envoi de ce communiqué, il répondait à nos sollicitations dans les allées du Luxembourg Film Festival : « On me reproche de faire des films sur ma famille, mais je réalise des comédies qui tourne autour de l’identité de mon point de vue d’Égyptien qui a grandi au Luxembourg. » Le réalisateur justifie la présence de son père à l’écran par un désistement de dernière minute de l’acteur, « un chanteur arabe connu », qui devait jouer le rôle du père pas si sympathique. « La possibilité de trouver un acteur luxembourgeois ayant la soixantaine aux origines égyptiennes était quasiment nulle ». Il insiste aussi pour dire qu’à l’époque, il ignorait les affres que subissait sa sœur et lui a écrit à plusieurs reprises pour reprendre un dialogue. Paul Thiltges nuance : « Je ne savais rien de cette histoire quand Mary Faltz m’a appelé pour savoir si ‘le père d’Adolf’ allait jouer dans le film. J’ai reçu Ady chez moi. Il était mal, dans le déni, disait que sa sœur l’accusait à tord d’avoir été au courant des abus. Après avoir discuté avec des médecins, je comprends qu’il a dit ‘sa’ vérité. C’est souvent le cas de personnes pour qui la vérité est trop insoutenable ». Et le producteur de considérer qu’El Assal a aujourd’hui évolué, « c’est l’occasion de montrer qu’il a changé ». Avec les plaintes déposées de part et d’autre, il y a cependant peu de chance de voir les relations s’apaiser.

Aujourd’hui, le nouveau combat de Mary Faltz est à destination des autres, des enfants. Déjà, à travers son livre elle voulait « briser des tabous et encourager les victimes d’abus sexuels et leurs proches à en parler ». Elle rappelle que l’écrasante majorité des agresseurs sont dans un cercle rapproché. « On apprend aux enfants qu’il ne faut pas parler aux inconnus, mais le méchant n’est souvent pas dans une camionnette blanche à la sortie du parc… Il est à la maison, à l’école, chez le voisin, chez le cousin ou parmi les amis de la famille. » Depuis janvier 2022, elle est coordinatrice de projet au sein du Script (département du ministère de l’Éducation nationale) et mène des initiatives et programmes pédagogiques d’éducation sexuelle et affective. Une mission qu’elle considère comme « un job de rêve » car il lui permet « de protéger les plus petits ». Dès le cycle 2 et jusqu’à la fin du primaire, il s’agit de donner aux enfants des ressources d’empowerment, à travers des ateliers, du théâtre, de la musique. Le but est de leur apprendre à dire non, à distinguer les bons des mauvais secrets, à comprendre que se faire toucher certaines parties du corps, ce n’est pas normal, à chercher de l’aide… « J’aurais aimé qu’il y ait une Mary qui vienne dans mon école », soupire-t-elle. Elle travaille aussi à former les adultes à détecter les signes qu’un enfant est abusé et plus globalement à éduquer les adultes à mieux respecter le consentement des enfants. « Quand par exemple on force un enfant à aller faire un bisou à la vieille tante alors qu’il n’en a pas envie, on lui envoie le message qu’il ne contrôle pas son corps. Il faut apprendre aux enfants qu’ils sont les chefs de leur corps. »

Une entreprise d’autant plus importante que « les enfants d’aujourd’hui sont les parents de demain » et qui a poussé Mary Faltz à s’engager en politique. « Je suis avant tout une militante pour les droits des enfants. La politique m’offre une vitrine pour exposer cette cause. À travers la campagne électorale, je pourrai rencontrer et toucher toutes les couches de la société pour la faire évoluer. Je ne serai peut-être pas élue, mais mon nom sera dans toutes les boîtes aux lettres. »

France Clarinval
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