Cinéma / football

« J’ai vu Maradona ! »

d'Lëtzebuerger Land vom 09.08.2019

Ce n’est pas la première fois que Maradona fait l’objet d’un film. Un documentaire a été réalisé par Jean-Christophe Rosé en 2006 (Maradona, un gamin en or) et Marco Risi (le fils de Dino Risi) lui a consacré un biopic italo-argentin l’année suivante (Maradona – La mano de dios). Les cinéphiles connaissent aussi l’hommage égocentré d’Emir Kusturica (Maradona by Kusturica, 2008) qui vaut surtout pour la belle balade latine de Manu Chao (La vida tombola).

Le documentaire d’Asif Kapadia (*1972) se distingue par sa qualité et la profondeur de sa réflexion. Il est également remarquablement réalisé et monté. Intéressé par la nature quasi religieuse des mythes populaires modernes générés par la culture de masse (on sait depuis Edgar Morin que « la star » est l’équivalent du saint des sociétés traditionnelles, véritable intermédiaire entre Dieu et les êtres humains), Asif Kapadia interroge également la capacité politique de représentation du héros contemporain.

Il choisit donc de manière très pertinente de se focaliser sur une dimension précise de la carrière de Maradona : Les sept saisons passées à Naples de 1984 à 1991 et sa participation aux deux coupes du monde de 1986 et 1990 avec la sélection nationale argentine. Ce bref épisode correspond à la gloire planétaire de Maradona, avant sa disgrâce et sa « chute sans précédent » selon ses propres mots dans le film.

Construit à partir de 500 heures de rushs, dont de nombreuses vidéos privées et des entretiens utilisés en contrepoint des images du héros et de sa déchéance, le film stupéfie les amateurs de football comme les cinéphiles. Les images malhabiles en gros grains sur fond de musique électronique disent spontanément les années 1980, le moment du grand tournant mondial, de la fin des idéologies et de l’espérance collective. La sonorisation intelligente des coups de pieds qui fracassent les chevilles montre l’énergie noire du football. Le bruit du cuir frappé par les pieds magiques de Diego et celui des filets léchés par le ballon magnifient les courses filmées au ras du sol, à même le terrain. Dans la seconde partie du documentaire, le Lacrimosa du Requiem de Mozart lance le signal de la disgrâce et la recherche désespérée de la rédemption, quand la cocaïne et la protection de la Camorra – la mafia napolitaine – ne contribuent plus à la gloire du prodige mais à sa déchéance. Le football est ainsi sublimé en métaphore de la condition humaine. Et la voix off de Maradona semble résonner comme celle d’un grand philosophe : « une fois sur le terrain, on oublie le quotidien, on oublie tout » ; « le football est l’art de la feinte ».

En Espagnol, Maradona parle plus précisément d’engano (inganno en italien, deceipt en anglais) qui signifie « tromperie ». De fait, chez certains amateurs de football, la reconnaissance de son talent ne va pas sans grincement de dents. Le but inscrit de la main par Maradona en quart de finale de la coupe du monde 1986 contre l’Angleterre, qualifiée de « main de dieu » par l’intéressé, lui vaut une réputation de tricheur. Celle-ci a aussitôt été effacée par l’exploit qui a suivi, au cours du même match, où Maradona récupère une balle dans son propre camp, efface quatre joueurs anglais, avant de dribbler le gardien Peter Shilton et de mettre la balle au fond des filets : La tromperie et la feinte. La face noire et la face lumineuse du héros.

Le documentaire de Kapadia change alors de dimension. Il interroge dans le plaisir du football la projection des masses et la représentation de la cité. Il est indirectement lié aux réflexions politiques contemporaines sur la disparition politique des classes populaires et l’omniprésence du « peuple » dans les discours.

Au moment du transfert de Maradona de Barcelone à Naples en 1984, l’Italie est le meilleur championnat du monde de football. Mais le Napoli est une équipe sans gloire, qui n’a jamais gagné le championnat et qui lutte le plus souvent pour éviter la relégation en deuxième division. La ville elle-même, en proie à la misère, à la corruption, à la délinquance et la drogue, aux scandales sanitaires et mafieux (de l’épidémie de choléra de 1973 à la gestion du tremblement de terre de l’Irpinia en 1980) est considérée comme la seule ville européenne faisant partie du tiers-monde. Sa stigmatisation est aussi l’expression du racisme latent et historique qui traduit le rapport de domination quasi colonial que le Nord de l’Italie a longtemps exercé sur le Sud. Dans les stades des villes du Nord, calicots injurieux et banderoles racistes souhaitent aux supporters napolitains la « bienvenue en Italie ». Jaloux de la réussite du Napoli sous la direction de Maradona, les supporters du Milan AC fabriquent un chant abject que l’on entend encore aujourd’hui et que le ministre de l’Intérieur italien, Matteo Salvini, dirigeant de la Ligue et grand supporter du Milan AC, a chanté dans sa jeunesse : « Sens comme ça pue, même les chiens s’enfuient, les Napolitains arrivent. Cholériques et ‘séismés’, vous, avec le savon, vous ne vous êtes jamais lavés. Naples merde, Naples choléra, tu es la honte de toute l’Italie ! Napolitain travaille dur, parce que à Maradona, tu dois même lui offrir ton cul ! Et Diego merde, Diego Diego merde,... ».

Ayant grandi dans un bidonville de Buenos Aires, et faisant vivre toute sa famille dès l’âge de quinze ans, grâce à sa réussite dans le football, Diego Maradona se trouve d’emblée chez lui, à Naples. Sa performance footballistique est très vite remarquable. Dès la première année, il contribue à hisser le club dans la seconde moitié du tableau à la huitième place. Le Napoli finit troisième l’année suivante, avant de remporter le championnat et une troisième coupe d’Italie en 1987, la coupe de l’UEFA en 1988, un second championnat et la supercoupe d’Italie en 1990 contre la célèbre Juventus de Turin défaite et humiliée par cinq buts à un. Entre-temps, Maradona aura gagné une coupe du monde avec l’équipe nationale d’Argentine en 1986 et terminé second derrière l’Allemagne en 1990. En sept années passées à Naples, l’argentin est adulé comme un dieu vivant. Le dialecte local joue de la proximité phonique entre Maradona et Maronna (la Vierge Marie) et on lui reconnaît des vertus magiques. La chanson historique du club, O surdato ’nnammurato (le soldat amoureux) est détrônée par une autre preuve d’amour : « Ho maman, sais-tu pourquoi mon cœur bat si fort ? J’ai vu Maradona ! Et, maman, je suis tombé amoureux ! ». Même après 1991, quand Maradona est présenté par la presse comme un être déchu, drogué et dépravé, qu’il est lâché par la Camorra, condamné par les instances du football, poursuivi par les autorités judiciaires, il ne cesse pour autant de demeurer ce que le sociologue italien Vittorio Dini, a qualifié de « héros napolitain ». Produit de la misère et don du ciel, Maradona apparaît ainsi comme un surhomme démocratique, qui a incarné de manière exemplaire, jusque dans son envers négatif et stigmatisé, la totalité de la cité.

Fabrice Montebello
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