Luxembourg Internet Days

Votre identité virtuelle n’a pas de droits de l’homme

d'Lëtzebuerger Land vom 21.11.2014

« Merci de vous être inscrit pour les Luxembourg internet days » disait le courriel généré par le système après qu’on se soit inscrit sur le site dédié de Lu-Cix. Et demanda qu’on emmène le QR Code imprimé sur son smartphone ou sa tablette pour recevoir son badge de participant. Lundi 17 novembre, peu après midi. Le rez-de-jardin de la Chambre de commerce fourmille de gens en costume-cravate prenant un café avant le début de la conférence Luxembourg-gaming.com. Deux hôtesses d’accueil assises à une table à côté de l’escalator sont là pour vérifier l’inscription des quelque 500 participants annoncés. « Mais nous avons un petit problème, notre machine à produire des badges ne fonctionne pas…, s’excusent-elles. Donc vous ne pouvez pas avoir de badge. Mais nous avons appelé quelqu’un, cela devrait être résolu d’ici peu. Si vous voulez, vous pouvez revenir… » Au même titre qu’une importante présentation PowerPoint qui ne fonctionne pas devant une audience choisie, le fait qu’à un événement dédié aux nouvelles technologies, une banale machine à imprimer des badges ne fonctionne pas est un mauvais présage.

« Le premier Premier ministre de l’âge digital » En bas de l’escalator, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) pose avec les responsables de l’organisatrice de la conférence de deux jours, l’asbl Lu-Cix créée en 2009 avec l’objectif de « promouvoir et contribuer au développement d’Internet au Luxembourg », et quelques-uns des conférenciers invités. Celui qui sera vanté comme « le premier Premier ministre de l’âge digital » a décidé de faire du Luxembourg une « smart nation », une nation audacieuse ou moderne grâce à son utilisation des nouvelles technologies et d’Internet ; ici, il se prend le temps qu’il faut pour visiter les stands de quelques sociétés implantées au Luxembourg dans la salle adjacente à celle où se tiendront les conférences. Patiemment, comme le fit sa collègue Lydie Polfer la veille au bazar de la Croix-Rouge, il se laisse expliquer le moindre produit, une application « révolutionnaire » pour iPhone ou une visionneuse d’images virtuelles, pose des questions polies, puis revient consulter ses conseillers Paul Konsbruck et Jean-Paul Zens (ministère des Médias) pour fignoler l’une ou l’autre phrase de son discours qu’il tiendra tout à l’heure.

Beaucoup des stands sont vides, une feuille A4 posée sur la table indiquant le nom de la société qui a réservé l’espace. Tout cela transpire la tristesse, on est loin de l’ambiance de ruée vers l’or de la foire du gaming organisée il y a deux ans aux Foires internationales au Kirchberg, où des noms de sociétés prestigieuses s’affichèrent fièrement et où des figurines extraites de jeux en grand format invitaient à découvrir les nouveaux produits ludiques de ces sociétés. Ici, on ne verra ni iTunes ni Amazon vanter leurs produits et services, pas de Big Fish à l’horizon – des société spourtant ancrées au Luxembourg. Entre 2012 et aujourd’hui, il y a eu la grande désillusion, Zynga, Kabam et Netflix ont annoncé leur départ vers d’autres cieux, invoquant notamment un manque de main d’œuvre compétente sur place.

« C’est incompréhensible, dit un connaisseur de la scène en off, je ne comprends vraiment pas pourquoi le Luxembourg ne fait pas plus d’efforts pour se développer de ce côté-là. Le gaming a besoin de deux profils : des programmeurs et des designers graphiques. Ces compétences, on pourrait les former ici ! » L’Institut universitaire international (IUIL) et le CRP Henri Tudor ont identifié ces besoins du secteur dans leur étude eJobs publiée il y a un mois, l’éducation et la formation spécifiques sont un des axes de développement du programme Digital Lëtzebuerg du gouvernement, par lequel il veut booster l’économie numérique. En attendant, le Luxembourg perdra à partir de l’année prochaine les retombées substantielles du commerce électronique, jusqu’à 700 millions d’euros par an, suite à l’entrée en vigueur de la directive européenne imposant la facturation de la TVA par le pays destinataire des produits vendus. « Je fais un appel à l’industrie de venir avec des idées innovantes ! » exhortera Xavier Bettel à la fin de son discours. Peut-être qu’il y a dans la salle un jeune timide qui a une idée aussi incongrue que sembla l’être Skype à l’époque ? Il ne faudra surtout pas la rater.

Infrastructure et contenu « Le précédent gouvernement avait comme priorité d’investir dans les infrastructures », souligna Xavier Bettel dans son discours, se réjouissant de la forte densité de data centers à hauts standards de sécurité (dont le développement continue), des autoroutes informatiques mises en place, du réseau de fibre optique à haut débit qui connecte désormais une grande partie du territoire national ou de l’accueil très business-friendly assuré par les autorités étatiques. Une des potentialités non encore suffisamment développées se situe, selon Xavier Bettel, dans le domaine du Fintec, des technologies en relations avec le monde de la finance, un autre axe de Digital Lëtzebuerg. En guise de bonbon, le Premier ministre, qui dut une partie de sa grande popularité durant la campagne électorale de 2013 à son utilisation effrénée des réseaux sociaux, annonça devant le parterre de spécialistes la mise en place d’un réseau wi-fi gratuit sur tout le territoire de la Ville de Luxembourg pour la Présidence du conseil des ministres de l’Union européenne qu’assurera le grand-duché l’année prochaine. Une nouvelle aussitôt envoyée par Paul Konsbruck sur les réseaux sociaux et reprise par des centaines de tweets d’internautes intéressés en l’espace de quelques heures. Être « smart », c’est aussi offrir des trucs gratuits.

Kenji Hirose est un homme très poli Le CEO japonais de Rakuten Europe est installé au grand-duché depuis 2013 afin de développer les activités du géant japonais du commerce électronique sur le continent européen à partir d’ici. Rakuten est au grand-duché depuis 2008, mais ce n’est que depuis l’année dernière que la sociétà a une réelle activité sur place, avec désormais une vingtaine d’employés. « Pour nous, le Luxembourg en tant que marché est… petit... Pardon », dit Kenji Hirose. Rakuten compte regrouper ses différents sites européens – Autriche, Allemagne, Espagne ou encore Angleterre – en une plateforme centralisée afin de reproduire « l’écosystème » mis en place pour le marché asiatique et qui s’est avéré très porteur, « et alors, nous allons nous développer à partir d’ici » affirme Kenji Hirose. Qui n’y va pas par quatre chemins pour expliquer les raisons de l’installation de Rakuten au grand-duché : « Parce que c’est au centre de l’Europe, parce que l’environnement est accueillant, pour les infrastructures et …pour des raisons d’optimisation fiscale… ! » Hilarité dans la salle, mais le Premier ministre est déjà parti.

Niches Si les niches fiscales disparaissent peu à peu, le Luxembourg a une autre niche traditionnelle, celle des médias : depuis le XVIIIe siècle pour l’édition et la presse écrite et depuis les années 1930 pour l’audiovisuel, le grand-duché a toujours accueilli des médias voulant contourner les législations restrictives de leurs pays. Pourquoi ne pas continuer à profiter de cette force à l’ère d’internet ? « We don’t think TV is falling off a cliff ! » lance Rhys Noelke, en charge du développement commercial de RTL Group au Kirchberg. Il rappelle que RTL a un grand savoir-faire pour la production de programmes de télévision grand public, mais qu’il faut désormais aussi se positionner sur le marché des niches spécialisées offertes sur Internet, car la vidéo à la demande, qui ne constitue actuellement que onze pour cent de la consommation de programmes, est en forte progression. « The war on attention is on ! » affirme-t-il, pourtant confiant que par sa stratégie combinant programmes de télévision grand public et expansion vers Internet, par l’acquisition, par exemple, de plateformes de vidéo de comédie ou de beauté, le groupe historique du Kirchberg a toutes les chances de son côté.

Laszlo Czero est volontariste et ambitieux Ayant commencé sa carrière en tant que développeur web, il s’est ensuite, dès l’âge de 27 ans, investi dans le management. Depuis un an, il est managing director de la Docler Holding, une nébuleuse tentaculaire d’origine hongroise, créée et développée par György Gattyán, que Wikipedia vante comme « the richest person in Hungary in 2014 ». Commencée en 2001 comme start-up dans un garage, la Docler Holding a connu un développement fulgurant en quelques années – elle a désormais 65 sociétés différentes, mille employés (dont 300 au Luxembourg) et 35 millions de visiteurs par jour sur ses différents sites Internet, selon Laszlo Czero. Docler se positionne sur le secteur « des services de loisirs pour adulte en ligne » comme le décrit, avec un joli euphémisme, le site Paperjam.lu. Docler fait du porno, pour le dire plus crument, sa première chaîne de télévision sur Internet, qu’elle vient de lancer à partir du Luxembourg, JasminTV, se situe clairement sur ce segment-là. « Nous voulons concurrencer les anciens comme RTL Group sur leur marché en faisant le sens inverse de leur développement : notre ambition est de quitter internet pour nous positionner en tant qu’opérateur de programmes de télévision », explique Laszlo Czero. RTL Group a bien commencé lui aussi son expansion européenne grâce aux programmes « de charme ».

Questions de sécurité Le deuxième jour des Internet Days fut consacré à la sécurité des données et aux data centers. La secrétaire d’État à l’Économie, Francine Closener (LSAP), assura encore une fois tous les participants du soutien du gouvernement dans ces domaines-là. Mais il y a encore peu de conscience, au Luxembourg, des débats de principe qui meuvent l’univers des nouvelles technologies. Marco Houwen, le président de Lu-Cix, rappela certes en ouverture du colloque que nous payons tous les services gratuits en ligne avec nos données personnelles que nous sommes prêts à partager, et que « nos identités virtuelles n’ont pas de droits de l’homme », exhortant chacun à se comporter en tant que citoyens responsables sur Internet. « Once you push ‘share’, it’s public ! » affirma aussi Xavier Bettel, soulignant que chaque information qu’on partage sur les réseaux peut aussi être utilisée en votre défaveur. Et si la protection des données ou la cybercriminalité sont désormais aussi des thèmes au Luxembourg, d’autres discussions, comme la neutralité du net – assurant à tous les fournisseurs et à tous les utilisateurs le même accès gratuit aux réseaux – ne sont encore guère évoquées au Luxembourg. Surtout pas lors d’une foire commerciale, où chacun essaie aussi de se positionner pour avoir la plus grande part du gâteau. Forcément aussi au détriment d’un concurrent. Et peut-être aussi un peu à celui de l’utilisateur final.

josée hansen
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