A priori, il y a deux voix, une seule même, si l’on s’attache trop au sens des mots. La deuxième, il faut ouvrir les yeux plus que les oreilles pour l’entendre, pour l’écouter. Mais il s’élève des dessins de Lysiane Schlechter, qui accompagnent les poèmes, leur faisant face sur la page de droite du livre, quelque chose qui s’y apparente. Ces dessins, bien sûr, ne viennent pas illustrer les textes, ils leur répondent, au meilleur sens (baudelairien) du terme. De nouveaux espaces s’ouvrent, ils prolongent, ils animent, ils font vibrer er vivre à leur tour. Autrement, avec leur propre attirance. Leur propre mystère.
Pour saisir la vois de Lambert Schlechter, dans ce recueil de 99 neuvains (poèmes de neuf vers), qui fait quand même plus de cent pages, ne s’arrête donc pas à un chiffre qu’on aurait pu croire indépassable, pour la caractériser, il peut être tentant de partir du titre : Mais le merle n’a aucun message. Avec Siegfried, dans Wagner, on sait pourtant qu’il arrive à tel oiseau de bien renseigner. Il y a en tout cas, à défaut, un chant qui lui appartient, qui lui est tout naturel. Et la poésie de Lambert Schlechter, dans ces exercices poétiques (il y a une certaine contrainte de la forme, du ton même) qui tiennent en même temps du journal, des notations au fil des jours, est de même teneur, toute naturelle, toute spontanée ; comme l’oiseau, le poète ne peut faire autrement, et comme il est dit qu’il n’a aucun message, il est ajouté, aussitôt, de raison, que « sa mélodie te ramène à l’essentiel ». Au propre de la poésie. Ailleurs, un même constat, « et je fredonne comme j’ai toujours fredonné ».
Savamment, on aurait envie de s’attarder le long des pages du recueil à la faune (plus qu’à la flore), au bestiaire de Lambert Schlechter, à commencer par la frêle bestiole parmi ses paperasses, « je l’appelle ma très-douce trottineuse ». À chaque lecteur de les découvrir, ils (elles) sont légion, avec leur attrait, leur vie. Rien de plus présent, de façon générale, que cette dernière, mais on la sent qui échappe, d’autant plus que l’amour, lui, appartient déjà au passé. Les mots d’amour, cet autre message, on ne l’adresse plus qu’à celle qui n’en veut pas. Quant à la vie, on se sait mortel, il n’y a plus qu’à attendre, « préparant lentement patiemment/ inexorablement le big bang de la fin ».
Le merle a beau ne pas avoir de message, le poète non plus, leur chant, au-delà de « l’hirsute désarroi », ne peut se retenir de nous conseiller, imposer l’attention au moment ; il faut en « savourer la merveille », de l’hédonisme, du carpe diem, la célébration de la vie jusque dans la banalité, le simple plaisir d’un petit déjeuner sur une terrasse parisienne, et le salut au soleil qui se lève. Pour le reste, une dose d’ironie, voire de cynisme peut aider : la nappe où l’un des convives tombe pour ne pas se relever se fait excellent linceul. Pour le reste encore, des accès d’indignation quand même, de révolte : pour ces femmes fusillées après une course le long d’un talus, pour le soldat à Marengo qui meurt au petit matin, il a les boyaux qui sortent du ventre, c’est pire que le dormeur du val de Rimbaud.
« Someday she said : it’s enough/ go into your winter now » : est-ce la femme qu’on a aimée, la camarde, les deux associées ? Car la vie n’est jamais sans l’amour, qui dans tel poème commence en termes galants pour finir plus crûment, ailleurs retrouve les accents les plus chaleureux, et pourtant il ne reste du beau silence à deux que « ton hostile mutisme ». Il est de même les pages de dessins jouant habilement des contrastes de lumière et d’ombre ; l’éclairage des mots n’est guère différent, « où vas-tu, tu ne sais pas, qu’importe/ il te reste ton sang et quelques mots ».
Il a été question de plusieurs voix. Ces autres voix, les voici, celles de poètes qui sont évoqués, du Chinois Du Fu (du huitième siècle) à Francis Ponge, des chansonnettes opposées à Shakespeare et Racine, et Lambert Schlechter de mêler en toute synesthésie Bach, Goya et Pessoa. De même, viennent se glisser dans le recueil des textes en afrikaans, en anglais, en italien. Une dernière voix, essentielle en poésie, celle qui est (r)éveillée dans le fond du lecteur, celle qui se met alors à résonner avec les mots du poète, dont il dit qu’ils savent mieux que nous.