« Qu’ils crèvent les artistes » est-il écrit à la main sur un carton qui pourrait être une barquette pour frites, tenu par un minuscule chevalet posé en haut d’une étagère dans laquelle les livres sont impeccablement rangés. Nous sommes à Bruxelles, dans la salle de travail assez spartiate de l’auteur Tom Nisse, que l’injection de Tadeusz Kantor semble constamment ramener à la modestie. On se surprend à scruter ainsi chacun des 32 intérieurs que Philippe Matsas a documentés pour l’anthologie 19 10 – PM – Points de rencontre littéraire, éditée par le Centre national de littérature et parue cet été. Esthétiquement, l’ouvrage, mis en page par Vidale-Gloesener, en jette : couverture jaune canari en tissu, format coffee table-book, papier de qualité, grandes photos valorisées par beaucoup de blanc…
L’objectif du projet ayant visiblement été de passer une commande à Philippe Matsas, photographe parisien d’origine luxembourgeoise (où il est né en 1962), qui s’est spécialisé dans le portrait en général, et plus particulièrement le portrait d’écrivain/e/s. On retrouve son nom très régulièrement dans les suppléments littéraires des grands journaux français, la photo officielle de mariage de Michel Houellebecq et de Qianyum Lysis Li, en septembre 2018, est de lui ; Salman Rushdie, Edouard Louis, Charb ou Iggy Pop ont défilé devant son objectif, avec un penchant pour un cadrage rapproché et un noir et blanc très contrasté. Afin de documenter la scène littéraire nationale, Claude D. Conter et Ludivine Jehin, éditeurs du livre pour le CNL, ont donc demandé à Matsas d’aller voir Pierre Joris à New York et Guy Helminger à Cologne, Samuel Hamen à Heidelberg et Pol Greisch au Limpertsberg, Hélène Tyrtoff près de Paris et Tullio Forgiarini à Bridel. Le voyage aura duré cinq mois, de mai à septembre 2019, et Matsas s’en réjouit dans la préface : « J’ai eu la chance de pouvoir assouvir ma curiosité au gré des conversations. On m’a raconté beaucoup d’histoires. J’ai pénétré dans des repaires dont les portes demeurent habituellement closes. » Chaque auteur est documenté par un portrait en noir et blanc et au moins un plan large de son lieu de travail – habituellement des bureaux spacieux, très proprement rangés pour l’occasion – plus un texte commandité pour l’occasion, avec une seule contrainte : il ou elle devait rendre compte de ce que l’auteur ou l’autrice en question a vécu, pensé, écrit durant le mois d’octobre 2019.
Ce qu’ils y révèlent d’eux-mêmes est nettement plus intime que ces lieux, ces « hétérotopies » (localisation physique de l’utopie selon Foucault), dans lesquels ils écrivent. Ou peut-être est-ce le « croisement d’éléments dans le domaine du sensible » (Jehin/Conter) qui nous rapproche d’eux ? Jean Back par exemple tient un carnet très précis de ce qu’il pense, dit, mange, boit, lit, ce qui l’énerve et ce dont il a parlé au téléphone et avec qui (au risque de radoter). Ulrike Bail est extrêmement spartiate, comme son écriture, alors que Samuel Hamen, toujours revêche, écrit pour expliquer pourquoi il estime l’exercice vain : « Der Blick hinter die Kulissen ist eine Phrase, keine Methode ». Il est divertissant de suivre Ian De Toffoli, Jeff Schinker et Elise Schmit dans leurs pérégrinations culturelles et nocturnes à Luxembourg, Berlin ou Francfort. Jadis, octobre était le mois de la Buchmesse, on ne s’en souvient presque plus, et en 2019, Reading Luxembourg y fit son grand début. « Le véritable réseautage, c’est dans les soirées que ça se passe » note Schinker le 17 octobre ; « Nous finissons dans un bar avec des murs en peluche. C’est abscons », De Toffoli le 23. Pol Greisch, quant à lui, résume tout son œuvre tragicomique en l’épisode d’une journée, le 6 octobre : comment il voulut aller faire un tour, se promener enfin après de longues journées de pluie incessante. En descendant, il rencontre B., tellement loquace, qui parle et parle, « an ech stinn do ze stoen, an d’Luucht geet nees zou, an ‘t fänkt erëm un ze schëdden. »