BD

Un labyrinthe narratif et graphique époustouflant

d'Lëtzebuerger Land vom 21.10.2022

Au Moyen-Âge, Raoul est un moine copiste qui s’échine jour après jour dans sa petite cellule à enluminer les textes bibliques. À la fin du XXe siècle, Max est un adolescent bien plus passionné par le dessin que par l’école, les filles ou encore n’importe quel autre jeu auquel s’adonnent habituellement les garçons de son âge. En 2070, enfin, Suzie, est une dessinatrice, non sans talent mais clairement sans génie, qui a repris les personnages et l’univers graphique créés par son père pour continuer à pouvoir vivre allégrement des droits d’auteurs en lien avec ceux-ci.

Les trois personnages ont le dessin en commun, mais à part cette passion en commun, il n’y a rien qui semble les rattacher les uns aux autres. Alexandre Clérisse narre d’ailleurs leurs histoires, certes en parallèle, mais dans des chapitres bien séparés.

Le chapitrage, parlons-en justement ! L’album débute par un « Préambule », suivi d’un « Prélude » puis d’un « Prologue ». Viennent ensuite un « Chapitre Premier » et un « Chapitre Un » qui précèdent un « Chapitre Deux », un « Interlude » et un « Chapitre Second ». Arrivent ensuite un « Chapitre Dernier », une « Conclusion », un « Dénouement » et, enfin, un « Épilogue ». C’est clair, l’auteur joue avec son lecteur, il le trimballe, le secoue, le ballotte, le bringuebale…

Et si Clérisse – à qui l’on devait déjà les très pertinents Jazz Club et Trompe la Mort ainsi que les dessins de Souvenirs de l’empire de l’atome, L’Été Diabolik et Une année sans Cthulhu sur des scénarios de Thierry Solderen – jongle avec les mots, il sait aussi s’amuser avec le récit, les lieux et les personnages. Surtout cet étonnant monsieur à la longue chevelure, barbe et moustache rousse, présent ici en tant que riche ex-éditeur de BD, là en tant qu’imprimeur pionnier des techniques de Gutenberg et là encore en tant qu’auteur en retraite ayant décidé de vivre quelque peu en marge de la société. Il y a aussi cette abbaye qu’on visitera à son âge d’or, qu’on explorera en réfection, puis qu’on reverra malheureusement en état de ruine. Un personnage mystérieux et un lieux énigmatique présents donc dans les trois récits, dans les trois époques.

Des récits et des époques reconnaissables cependant, non grâce au style graphique – avec ses planches originales, ses cases aux formes étonnantes, cette ligne claire innovante et ces couleurs extravagantes –, qui demeure homogène tout au long des 140 pages de l’album, mais par des spécificités chromatiques soignées. Max et la fin du XXe siècle ont une dominante bleutée, Raoul et le Moyen-âge une tendance rosâtre – en parfaite contradiction avec les ambiances très sombres avec lesquelles est habituellement représentée cette période –, tandis que Suzie et le futur ont un penchant pour les teintes jaunâtre. Une manière de guider le lecteur dans le labyrinthique passionnant mais dans lequel on pourrait facilement se perdre, malgré le chapitrage, tellement tout s’interpénètre et dépend l’un de l’autre. Une interconnexion qui atteint son paroxysme pages 102-103, quand les trois récits se partagent ces deux mêmes planches, puis dans le grand final, dont on ne dévoilera rien ici, à partir de la page 130.

Malgré la complexité du récit, et même s’il n’est pas inutile de relire l’ensemble de l’album à deux ou plus reprises pour être certain d’en saisir toutes les composantes, ce labyrinthique mind-blowing, est une grande réussite narrative doublée d’une sacrée performance technique. Pas étonnant que l’auteur ait mis une décennie à le façonner.

Malgré les époques bien distinctes, difficile de définir laquelle représente le premier niveau narratif duquel dépendrait tous les autres ou encore quels personnages jouent les premiers rôles. Au point que les toutes dernières pages de l’album pourraient être comparées à la toupie de la fin du film Inception qui laisse à celui qui reçoit l’histoire, qu’il soit là-bas spectateur ou ici lecteur, le choix d’interpréter le tout à sa guise. C’est aussi ludique qu’audacieux !

Alors oui, pour profiter pleinement de ce Feuilles volantes, il faut, comme pour le cinéma de Christopher Nolan, accepter de se laisser embarquer et, quelque part, embobiner par l’auteur. Ceux qui y parviendront pourront ainsi accéder à un deuxième niveau de lecture où il est question de création artistique, de ce que signifie être artiste et des dangers que cela peut comporter, de l’importance d’être soi-même, de l’intérêt de la transmission, de l’héritage, du partage mais aussi et, peut-être avant tout, de l’urgence écologique. Une sacrée expérience graphique et narrative !.

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