La femme comme champ de bataille

Les profanations du vagin

d'Lëtzebuerger Land vom 06.10.2005

Lors du génocide au Rwanda en 1994, d'après une estimation des Nations Unies, entre 250 000 et 400 000 viols ont été commis. Le viol comme trophée de guerre, comme torture ultime, comme acte de génocide. En Bosnie aussi, des milliers de femmes ont subi ces humiliations répétées, mélange de violence, de domination sexuelle et de volonté d'exterminer un peuple en laissant comme «trace» non seulement des femmes détruites, mais également enceintes de l'Autre. Comme Dorra. Une des deux femmes de la pièce de Matéi Visniec La femme comme champ de bataille. Sa nationalité, on ne la connaît pas, tout comme on ignore tout de celui qui l'a violée et des circonstances dans lesquelles ça s'est passé. Tout ce qu'on sait, c'est ce qu'on voit. Une femme complètement détruite «qui ne peut pas vivre comme ça », avec cette honte et cet enfant à l'intérieur de soi. De l'autre côté de la table, comme élément quasi unique du décor, Kate. L'Américaine. La psychologue. Celle qui doit faire son rapport à l'hôpital psychiatrique de Boston. Celle qui a également souffert du conflit bosniaque. Elle s'était portée volontaire pour aller ouvrir des charniers en Bosnie. Elle a craqué. Maintenant, c'est le ventre de Dorra qu'elle considère comme le charnier, duquel il faut extraire le seul survivant, l'enfant à naître. La pièce de l'auteur, exilé en France depuis 1987 pour cause d'interdiction de publication dans la Roumanie communiste, est très forte par moment, prend le spectateur ou peut-être la spectatrice surtout, par les tripes et a le mérite inestimable de traiter d'un sujet encore trop peu médiatisé et qui pourtant date. D'après Amnesty International, le premier militaire condamné pour viol l'a été en 1474. Et puis, il y a ces autres moments incompréhensibles, tel les évocations incessantes que Kate fait du passé de son grand-père ou encore le burlesque, un sketch sans fin, sur la mondialisation ambiante du racisme du genre : « Les Albanais, les pauvres, je les aime bien, j'ai eu un collègue albanais de Kosovo à la fac, il était silencieux, discret, économe, il est sorti chef de promotion, c'est sympa les Albanais (…) Mais dans l'Europe d'aujourd'hui il faut reconnaître qu'ils sont quand même les derniers de la classe. » La scène dure une bonne dizaine de minutes et mis à part le fait que cela permet à Irina Fedotova de démontrer toute l'étendue de son talent - elle doit se glisser dans la peau de « l'homme des Balkans » alcoolisé et bourrin pour débiter son texte, et elle le fait de manière hilarante – ça ne sert strictement à rien. D'ailleurs, les tares qu'on peut trouver au texte sont bien les passages qui réussissent le mieux à la comédienne qui interprète Dorra. Car très lourd à digérer sont également les moments de dialogue entre Dorra et l'enfant qu'elle porte en elle, même si Irina Fedotova provoque des chairs de poule en masse lorsqu'elle se fige en une copie vivante du cri silencieux d'Edvard Munch. Mais, le côté moralisateur de la chose, qui rappelle les mouvements pro-life installés avec violence devant les cliniques américaines pratiquant l'avortement, est difficilement supportable. Surtout que cet aspect est encore accentué par l'attitude que la metteuse en scène a choisi de faire porter à Kate – Sonia Neumann, qui est très convaincante dans cette posture – très moralisatrice également sur les bords, feignant de ne pas comprendre le désarroi de cette mère en devenir qui ne désire qu'une chose, se débarrasser du fœtus qu'elle porte en elle. Or, même si le texte peut susciter des critiques, il en est autrement de la mise en scène et du jeu des trois dames en cause. Le choix de Marja-Leena Junker de se restreindre à une mise en scène minimaliste, choix bien évidemment pas tout à fait libre vu l'exiguïté des lieux qu'on retrouve avec plaisir et la pièce qui appelle cela, est plus que réussi. Les deux jeunes femmes sont assises côte à côte à une table en bois clair et derrière elles, un panneau dans le même matériel. Elles ne se parlent directement qu'une seule fois de toute la pièce, pour le reste, elles fixent un point devant elle tout en disant le texte comme si elles avaient un vis-à-vis. Ça fonctionne et permet en plus au spectateur de faire un zoom rapproché sur leurs mimiques. Malgré les quelques bémols suscités par la pièce en soi, La femme comme champ de bataille, vaut donc définitivement le détour. Du théâtre engagé, réalisé avec les moyens modestes du Dierfgen, qui démontre avec force que monter une pièce de qualité est bel et bien faisable dans ces conditions à Luxembourg.

La femme comme champ de bataille de Matéi Visniec; mise en scène: Marja-Leena Junker; avec: Irina Fedotova et Sonja Neuman: scénographie: Trixi Weis; décor sonore: Jacques Herbet. Prochaines représentations les 12, 14, 15, 26,  28 et 29 octobre et les 18 et 19 novembre à 20 heures; les 27 octobre et le 20 novembre 2005 à 18h30 au Théâtre du Centaure; réservations par téléphone 22 28 28. Pour plus d'informations: www.theatrecentaure.lu

 

 

Sam Tanson
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