Chroniques de la Cour

Résistance

d'Lëtzebuerger Land vom 15.05.2020

La photo de deux chiens, souverains, à l’orée d’un bois illustre son profil Twitter. On comprend qu’elle a été prise au Grand-Duché. Eleanor Sharpston se sent bien à Luxembourg, un pays dont elle a acquis la nationalité. Elle aime aussi la Cour de justice dont elle est un des avocats généraux en exercice. Pour cause de Brexit, la Luxo-Britannique ne peut rester jusqu’à expiration de son mandat en octobre 2021. Ce qu’elle déplore. La preuve en est les deux procès qu’elle intente aux institutions européennes devant le Tribunal européen. Une situation inédite comme seul le Brexit peut en créer. Une affaire en terre inconnue. Petit rappel : Le 30 janvier dernier, à la suite de l’accord de retrait du Royaume-Uni de l’UE, les deux juges en poste, Christopher Vajda pour la Cour et Ian Forrester pour le Tribunal européen font leurs valises. Eleanor Sharpston est autorisée à rester, temporairement, jusqu’à l’arrivée de son successeur, un Grec. La Cour applique ses dispositions statutaires selon lesquelles lorsqu’un avocat général s’en va, il est normalement tenu de rester à la Cour jusqu’à l’arrivée de son remplaçant. Dès le mois de février, la presse britannique laisse entendre que Sharpston pourrait faire un procès à la Cour. L’intéressée ne nie pas. « Je ne me suis pas encore décidée », déclare-t-elle à la Law Society Gazette. « L’ultime service que je pourrais rendre à la Cour est de voir s’il n’y a pas quelque chose à faire pour protéger son autonomie et son indépendance de l’ingérence des États membres ». Le 1er mai, La Libre Belgique confirme la nouvelle : Eleanor Sharpston se pourvoit en justice.

Sur ce dossier, la Cour est muette. Bizarrement, elle ne veut pas confirmer que ces affaires, anonymisées sous les initiales JE, qui figurent sur le registre public du greffe, concernent Sharpston. Ni qu’elle a engagé, non pas un mais deux procès, l’un contre la Cour et l’autre contre le Conseil et les États membres. Elle refuse aussi de dire si Sharpston a demandé au Tribunal des mesures provisoires consistant à interdire dès maintenant aux États membres de nommer son successeur parce que l’arrivée de celui-ci, en l’empêchant de mener à terme son mandat, lui causerait un préjudice grave et irréparable. On imagine les répercussions politiques d’une telle demande. La base de toute l’affaire, c’est le traitement différencié prévu pour les juges et les avocats généraux. Pour les premiers, les traités exigent un juge par pays à la Cour et au moins un par pays au Tribunal. Donc, si un pays sort de l’UE, « ses » juges quittent la Cour... Pour les avocats généraux, il en va autrement. Il y a onze avocats généraux et après le départ du Royaume Uni il y en aura toujours onze. Six sont attribués respectivement à l’Allemagne , la France, l’Italie, l’Espagne, la Pologne et jusqu’à maintenant au Royaume-Uni. Les cinq autres postes tournent tous les six ans, attribués à tour de rôle aux autres pays par ordre alphabétique. Le poste de Sharpston est passé sur cette dernière liste. À partir de là, on n’est plus sûr de rien. On ne sait pas pourquoi les États membres et la Cour ont autorisé l’avocate générale britannique à rester jusqu’à l’arrivée de son remplaçant. Il y a forcément une base juridique, mais laquelle ? Les juristes, même les plus expérimentés, faute d’informations, s’interrogent. Personne ne semble non plus connaître les arguments juridiques de Sharpston. Comme dit l’un d’eux : « Les Traités et autres textes sont devenus d’une complexité telle que chaque camp peut y trouver à boire et à manger ».

Le degré de politisation de cette affaire va dépendre aussi de la Grèce, le pays qui se trouve sur la liste alphabétique des petits pays et dont c’est le tour de nommer un candidat. La représentation hellénique à Bruxelles indique que son gouvernement cherche un candidat pour ce poste – « on vous préviendra ». Si les Grecs trouvent rapidement, Sharpston devra partir avant le mois d’octobre 2021 quitte à demander des dommages et intérêts sous forme de récupération de salaire si elle gagne ses procès. Des juristes pourtant haut de gamme se perdent en conjectures sur les moyens juridiques qu’elle va utiliser pour expliquer que son mandat ne peut être écourté par une décision politique. Dans son procès contre la Cour, certains juristes pensent qu’elle pourrait attaquer la lettre du président Lenaerts demandant aux États membres de lui trouver un remplaçant. Pour son recours contre les États membres et le Conseil, on ne peut pas attendre beaucoup d’information avant une éventuelle audience des parties, si audience il y a, dans quelques mois. Car elles ne sont pas automatiques. Les parties à un procès doivent la demander. Une audience publique devant le tribunal lui assurerait une couverture médiatique intense et la foule des grands jours. Une foule de Britanniques probablement car c’est aussi le procès du Brexit. Baroud d’honneur d’une juriste, remainer convaincue, et qui n’arrive pas à quitter la Cour comme certains l’affirment ? Ou volonté réelle, déjà exprimée par l’intéressée, de protéger à l’avenir les juges et avocats généraux contre tout congédiement pour raisons politiques ? Eleanor Sharpston devra elle-même apporter la réponse en assurant à son dossier un maximum de transparence et de clarté dans ses arguments.

Dominique Seytre
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