Charlotte, Laura, Nicola et Annabelle sont-elles compétitives ?

Le business model d‘une pomme de terre

d'Lëtzebuerger Land vom 18.10.2013

« Si la place financière venait à disparaître, il nous resterait qu’à nous remettre à cultiver des patates », a coutume de dire, sous forme de boutade ou de menace, l’ABBL. En fait, certains n’ont jamais cessé de le faire, même s’ils ne sont plus très nombreux : sur les 6 000 hectares de terres utilisées pour la culture de la pomme de terre en 1960, subsiste à peine un dixième. Dans le hangar de stockage du jeune paysan Marc Nicolay à Fingig, les caisses de pommes de terre sont empilées à vingt mètres de hauteur, jusque sous le toit. Il y fait froid et humide. La patate est une « matière vivante qui respire, tout comme nous », explique Nicolay. Pour qu’elle puisse « dormir dans sa caisse », elle doit être stockée à l’abri de la lumière (sinon elle devient verte), à une température de cinq degrés et dans un espace où la concentration en CO2 ne doit pas dépasser les 0,25 pour cent.

Il se peut que l’histoire de la pomme de terre au Luxembourg ait commencé au soir du 6 janvier 1709. En cette Nuit des Rois, l’Europe est submergée par le froid : c’est l’irruption du « grand hiver », et il durera trois semaines. « De temps immémorial on n’en avait vu de pareil », écrivent les chroniqueurs villageois, encore traversés par les inquiétudes médiévales et le goût de l’insolite : « Des gens qui dormaient dans leur lit, en s’éveillant trouvaient leur bonnet collé et gelé au chevet du lit, leur haleine épaissie s’étant glacée sur le coussin. L’on entendait les arbres les plus gros se fendre avec fracas par le milieu et le bruit effroyable annonçait les signes qui devaient précéder la fin du monde et le jugement universel ». Après 18 jours glacials, la récolte de grains était en grande partie détruite et la mauvaise récolte de 1709 était suivie d’une des famines les plus mortelles qu’ait connue l’Europe d’Ancien Régime. Au Luxembourg, ce sera cette crise de 1709 qui finira par avoir raison des réticences paysannes face à l’innovation agronomique majeure de la modernité : la pomme de terre. En 1710, on commence à voir cette plante (dont on avait longtemps cru qu’elle provoquait la lèpre) pousser dans les jardins, puis sur les champs du Luxembourg.

Début septembre 1845, les bourgmestres luxembourgeois envoient des missives alarmantes au gouvernement. Elles parlent d’une étrange maladie dont seraient victimes les pommes de terre. À leur sortie de terre, celles-ci présenteraient des moisissures dégageant une puanteur nauséabonde. Le mildiou causé par des parasites fera des ravages : en quelques mois, il détruira une grande partie des champs de patates. Cette épidémie ne pouvait venir à un pire moment. Comme l’explique Dominik Trauth, doctorant à l’Université du Luxembourg et spécialiste du monde agricole du XIXe siècle, la pomme de terre était « le produit typique de l’intensification agricole » et venait de succéder dans les décennies précédentes aux jachères et aux champs de blé (auquel le sol luxembourgeois se prêtait peu). La Gromper était rapidement devenue l’aliment de base de la population. Ainsi, un ouvrier agricole en consommait en moyenne 1,7 kilogrammes par jour. Tandis que l’Irlande, suite à la Great Potato Famine provoquée par le mildiou, se dépeupla de la moitié de sa population, il semblerait, d’après Trauth, que les paysans luxembourgeois aient mieux résisté, sauvés par leur réticence à se lancer dans la monoculture et à abandonner totalement la culture du blé, ils s’étaient gardés une source alternative d’alimentation. Quant aux ouvriers urbains, plus exposés aux prix du marché, ils crièrent aux accapareurs, donnant la faute de la cherté aux paysans. La maladie de la pomme de terre provoqua une crise économique internationale en 1847. Ce sera la dernière déclenchée par le secteur agricole, la suivante, celle de 1873, qu’on appellera « la grande dépression », sera déjà d’origine bancaire.

En ce septembre 2013, toujours dans un contexte de crise économique, mais cette fois-ci dans l’indifférence générale des consommateurs, le prix de la patate s’envole de nouveau. Le Statec vient d’annoncer une hausse de 24 pour cent par rapport à l’année précédente. Mais, si encore dans les années 1950, la part du salaire dépensée en moyenne par les ménages pour l’alimentation engloutissait plus de la moitié du total des revenus, aujourd’hui ces dépenses ne représentent plus que onze pour cent du panier global. Le logement est devenu au salariat ce qu’était le pain au Tiers État et la pomme de terre aux paysans et ouvriers du XIXe.

Cette hausse du prix de la patate s’explique par des facteurs agricoles, surtout les variations climatiques conjoncturelles. Car, ne pouvant être stockée sur plus d’une année, la pomme de terre reste impénétrable à la spéculation alimentaire : « À l’inverse du maïs ou du blé, il n’y a pas de titres sur les pommes de terre, dont le prix est beaucoup plus directement lié au mécanisme de l’offre et de la demande », dit Bastien Larue du Statec. Pour cette année, Marc Nicolay estime le recul de la récolte de cet automne à 25 pour cent environ, les mêmes proportions donc que la hausse des prix enregistrée par le Statec. « Dans toute l’Europe, l’année n’était pas terrible. En mai, alors que nous avons mis les tubercules, il a fait tellement froid qu’elles ont mis six semaines avant de germer. Les quarante jours que nous avons perdus, il a fallu les récupérer ces dernières semaines. Les patates de cette année ne sont pas grosses, mais leur qualité est très bonne ».

Reste que le secteur agricole semble suivre sa propre logique économique. Car, paradoxalement, « une mauvaise année de rendement, est une bonne année financière », explique Hughes Schyns, directeur de Synplants. « Quand il y a beaucoup d’offre, le négociant trouvera toujours un paysan endetté qui sera forcé de vendre, même en-dessous du prix de revient. Et les autres seront obligés de suivre. » Alors quel serait le best-case-scenario ? « Peu de rendement au niveau européen, et un bon microclimat au Luxembourg permettant des rendements phénoménaux », répond Schyns. L’année dernière c’était le cas de la Pologne. Mais, en moyenne, ça n’arrive qu’une fois tous les vingt ans à une région. »

Mais de toute manière, sur le marché international, la Gromper made in Luxembourg n’est guère compétitive, et elle ne l’a jamais été. En 1890, alors qu’en Prusse orientale et en Angleterre, la mécanisation agricole battait son plein, le Luxembourg comptait exactement une machine à laver les pommes de terre aux mains d’une coopérative et les patates étaient encore ramassées à la main dans de très petites structures agricoles, pour la plupart familiales. Malgré une tendance à la concentration, les exploitations agricoles restent modestes, et ne peuvent rivaliser avec leurs concurrentes industrialisées européennes. « Nous ne sommes pas compétitifs avec les grandes entreprises de Flandres ou du bassin parisien », dit un exploitant. « Avec nos coûts de production, nous n’arrivons pas à suivre. Et puis la topographie est trop accidentée. Là où nous sommes à trois sur un tracteur, le collègue autour de Paris est tout seul dans la cabine ». Le marché sur lequel évoluent les producteurs de pommes de terre est national.

Or, il y a une exception notable : ce sont les 46 producteurs de plants de pommes de terre réunis dans une coopérative installée à Clervaux (Synplants) qui écoulent 85 pour cent de leur production sur le marché international et dont les clients principaux se trouvent en Arabie Saoudite, Algérie et Égypte. Ce réseau international leur fut ouvert « d’un coup, en 1972 par un négociant belge », comme l’indique leur directeur Hughes Schyns. Les plants de pommes de terre sont étroitement surveillés, régulièrement aspergés et, à la vue du premier puceron, arrachés à main nue. Bien que requérant donc beaucoup de temps de travail et soumis au prix du marché international, ce produit à haute valeur ajoutée reste rentable ; d’après Schyns, en partie par la niche climatique qu’occupe le Nord de l’Ösling et qui permet d’économiser sur l’énergie des frigos, mais aussi par le savoir-faire des producteurs dans un domaine pointu.

« La pomme de terre est l’un des derniers produits libres sur le marché agricole européen. Elle n’est pas réglementée par la Politique agricole commune et son prix n’est pas subventionné », dit, pas peu fier, un des plus grands producteurs de pommes de terre du Luxembourg Frank Aben. Cet ancien fonctionnaire du ministère de l’Agriculture est le seul paysan luxembourgeois à ne produire que des patates et à les livrer aux grandes surfaces. Son entreprise agricole compte cinq salariés, ce qui, pour le Luxembourg fait déjà beaucoup. Encore que, les froides lois du marché semblent tempérées par des relations personnelles : « Nous faisons presque partie de la famille Cactus » et d’évoquer la longue « relation de confiance jusqu’à la direction ». C’est Aben père qui, « ayant compris la tendance », a commencé à livrer ses patates aux grandes surfaces à la fin des années soixante. Ce fut pour Cactus la première collaboration directe avec une entreprise agricole luxembourgeoise, et elle marqua le début du créneau des produits locaux, exploité depuis. Sur Aben, cette association n’est pas sans produire de pressions : « Notre qualité première, c’est la fiabilité. Avec nous, pas de ruptures d’approvisionnement ». Pour devenir fournisseur maison de Cactus, Aben doit rester liquide en patates 365 jours par an. Impossible d’assurer cet engagement sans consacrer l’entièreté de ses 45 hectares à la production intensive de patates. Quant aux autres paysans qui veulent se défaire de leurs surplus, ils doivent passer par la ferme Aben où sont centralisés et emballés les produits avant qu’ils soient vendus aux points de vente dans des sacs estampillés « Cactus ».

« Nous essayons de couper les intermédiaires et leurs marges » explique Francis Demesse, responsable fruits et légumes dans la centrale de Cactus. Interrogé sur la hauteur de ses marges, les réponses se font vagues. Certains paysans interrogés avancent le chiffre cent pour cent, ce qui voudrait dire que Cactus vend au double du prix d’achat. « Ce chiffre est tiré par les cheveux. Les marges sont très variables et il faut les considérer sur l’ensemble de notre assortiment ; elles dépendent du marché international et des promotions commerciales. »

La deuxième filière des pommes de terre luxembourgeoise passe par le grossiste Biogros. « Si c’est une bonne année, la demande est couverte par la production nationale jusqu’en avril » explique l’administrateur du groupe Oikopolis, Änder Schanck. Oikopolis auquel appartiennent aussi la coopérative Biog et les supermarchés Naturata, est un peu au mouvement bio ce que Utopia SA était à la cinéphilie post-soixante-huitarde du Ciné-Club-80. Dans les deux cas, la croissance et la concentration économiques étaient perçues comme les seuls stratégies de survie d’un projet de niche en milieu hostile, quitte à jouer selon les règles du marché que jadis on avait combattus. « C’est arrivé petit à petit », se rappelle Schanck qui situe la fin de la « scène idéaliste » en 1994, au moment de la signature du contrat avec Cactus. Dans le secteur bio, « le seul produit plus ou moins compétitif par rapport aux produits allemands est la pomme de terre », dit Schanck. La production bio luxembourgeoise avec ses coûts salariaux (bien qu’ils soient en partie poussés à la baisse par le recours à des initiatives d’emploi comme Pro Actif ou Forum pour l’emploi) et ses petites unités de production ne pourrait survivre sans les financements croisés que rendent possibles les marges perçues sur les importations. Ainsi, la pomme de terre allemande, moins chère à l’achat, importée par Biogros, sera vendue chez Naturata ou chez Cactus quasiment au même prix que sa sœur luxembourgeoise, qu’elle aidera ainsi indirectement à financer. La question du coût d’une filière bio de plus en plus détournée en signe de distinction sociale, Schanck l’esquive, préférant parler de « conscience » qui serait liée « par le biais de l’éducation à la couche sociale » avant de conclure que « ce n’est pas une question que le paysan ou le négociant aura à résoudre, mais la société dans son ensemble. »

Camille Maillet est un paysan célibataire de 72 ans qui, sur à peu près un hectare, produit des pommes de terre bio. Méfiant, il vit retranché des grands réseaux de distribution. « Tout ce qu’ils savent faire, c’est encaisser ! » Maillet préfère vendre directement aux crèches, restaurants ou à des particuliers. Il y trouve la reconnaissance sociale qu’une production de masse ne donne plus : « Eux, au moins, ils ont de bonnes manières ! Les mémés qui mangent mes pommes de terre me disent que cela leur rappelle le goût d’autrefois. Les gens me font des compliments et cela me donne le courage de continuer. » Laurent Kolber, jeune paysan de Steinsel, a suivi la même route : « je ne produis tout simplement pas les quantités qu’il faut pour livrer aux grandes surfaces. Ils demandent vingt tonnes du jour au lendemain. Pour tenir le coup, il faudrait produire énormément. » Si avant, au début de l’automne, les gens venaient acheter de grandes quantités pour mettre en cave (de préférence froide, humide et sombre) jusqu’au printemps prochain, cette pratique se perd, ce qui s’explique par les appartements et leur caves et kitchenettes minuscules, mais aussi par une déconnexion avec la production et sa saisonnalité. Marc Nicolay dit livrer à environ mille clients privés, tous situés dans un rayon de quinze kilomètres autour de sa ferme de Fingig et englobant les communes de Bascharage, Petange, Differdange et Sanem. Quatre fois par semaine, il se met derrière le volant de sa Renault Kangoo et fait sa ronde. « Sur le temps de travail nous sommes acculés, dit-il, sans mon oncle et ma tante, tous les deux retraités, ce ne serait pas faisable ».

Si on demande à ces producteurs comment ils déterminent le prix, ils répondent vouloir pratiquer un prix « correct » ou « juste » qui leur permette de « vivre sans faire les poches des consommateurs ». Nicolay explique qu’il occupe un « marché à part » en dehors des « jeux conjoncturels des prix ». Ce qui frappe dans cette sortie des grands réseaux de commercialisation, c’est qu’il ne s’agit pas d’un projet de transformation écologique ou politique, mais d’un renouement avec des pratiques locales né par pragmatisme économique.

Bernard Thomas
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