Volume vs surface Sur la maison communale de Sandweiler – immanquable bâtiment rond et rouge sur la route principale – une plaque a été posée lors de son inauguration, le 12 mai 1999. Elle rappelle que l’édifice abritait, de 1827 à 1971, l’école primaire de la localité, avant d’être consacrée à l’administration communale en 1975. Une vingtaine d’années plus tard, la municipalité fait appel à l’architecte Christian Bauer pour agrandir les capacités de la mairie. Face au Land, il se souvient avoir voulu « agrandir sans détruire l’existant et garder la générosité des grands volumes et des plafonds hauts qui étaient à l’œuvre dans l’ancienne école. » Déjà soucieux des questions énergétiques, il choisit d’ajouter un volume compact et arrondi pour concéder moins de surfaces extérieures et donc moins de déperditions de chaleur.
Un mois après l’inauguration du bâtiment, le 4 juin 1999, la commune accueillait son 2 500e habitant. Aujourd’hui, 3 654 personnes y sont enregistrées, « et les estimations indiquent que nous dépasseront les 4 000 habitants dans moins de dix ans », détaille la bourgmestre CSV, Simone Massard-Stitz contactée par le Land. Elle énonce les problèmes que pose la construction actuelle : « Nous n’avons plus de bureaux disponibles, pas assez d’espaces de réunion, et les conditions de travail sont très difficiles en été, car les bureaux sont au sud et il fait parfois quarante voire 45 degrés ». La majorité CSV-Déi Gréng considère que la meilleure réponse est de démolir le bâtiment actuel et d’en construire un nouveau. « Personne n’aime détruire un bâtiment, d’autant que celui-ci n’a que vingt ans. Cela fait plusieurs années que je cherche d’autres issues, mais ici, on a beaucoup de volumes, mais pas de surfaces. » Christian Bauer n’a cependant pas été contacté pour trouver une solution ou pour travailler sur un nouveau projet.
Majorité vs opposition L’opposition municipale LSAP-DP a fait de la question de la démolition de la mairie son cheval de bataille. En octobre, elle présentait une pétition de plus de 500 signataires (dépassant donc le quorum du cinquième des électeurs) demandant un référendum sur le sujet. Après de nombreuses tergiversations, la date du référendum a été fixée au 25 avril. C’est la seule chose qui fait l’unanimité au sein du conseil communal. La rédaction des questions a été sujette à débat. La première question porte sur le terrain entre le centre culturel et la rue d’Itzig. Les deux suivantes sont : « Voulez-vous que les services administratifs de la commune de Sandweiler soient toujours proposés dans un seul bâtiment ? » et « Voulez-vous une nouvelle marie sur le site actuel ? ». Le mot « démolition » n’apparaît donc pas les questions, au grand dam de l’opposition.
Jusqu’ici, le projet architectural de la future mairie et son budget n’ont pas été rendus public. Selon les informations du Land, la municipalité a confié le projet au bureau de conseil MC Luxembourg qui, sur son site internet, propose aux « administrations communales de les accompagner dans leurs démarches stratégiques à long terme autour du futur développement de leur commune tout en valorisant et en optimisant les projets d’urbanisme déjà définis ». L’architecte Laurent Lanners a développé les plans dont « il n’a pas le droit de parler ». Ce projet sera présenté au conseil communal, puis à la population, les 9 et 10 mars. « Le but est bâtir pour le futur de la commune dans cinquante ans », argue Simone Massard-Stitz qui cite des espaces sur deux étages, des bureaux en réserve, des salles pour les commissions, une salle des fêtes pour les mariages, et « surtout pas d’exposition au sud ».
Au-delà du bras de fer politique qui se joue au conseil communal de Sandweiler, on lit la question de la conservation de l’architecture contemporaine. « Je ne suis pas contre la démolition par principe ou pour mon égo, on construit parfois des choses qu’il n’est pas nécessaire de garder », pointe Christian Bauer, « mais je crois qu’il y a d’autres solutions à envisager avant de rayer un bâtiment emblématique de la carte ». La rotonde est, en effet, tellement iconique qu’elle est reprise sur le logo de la commune depuis une dizaine d’années. « Outre la question environnementale que suscite une destruction et une reconstruction pour l’énergie et les matériaux qui seront consommés, la question de la valeur culturelle et mémorielle doit être posée ici comme ailleurs : on ne peut pas simplement balayer l’histoire d’une commune, d’un quartier. Certains objets architecturaux font acte de témoignage, même s’ils paraissent moins forts ou moins intéressants que d’autres. »
Attendre vs protéger « On ne peut juger de la valeur d’un bâtiment qu’après plusieurs décennies », oppose Patrick Sanavia, directeur du Service des sites et monuments nationaux (SSMN). « Il faut deux générations pour avoir le recul nécessaire et voir comment l’expression architecturale a fait son chemin ». Il considère que ses services, qui ont été consultés, n’ont pas leur mot à dire sur la mairie de Sandweiler qui « n’est pas protégeable ». Pour le SSMN, c’est une manière de ne pas « être d’embarras, face aux demandes de certains architectes » et de tomber dans « l’effet Corbusier ». L’histoire raconte qu’à chaque fin de chantier, l’architecte, sûr de son fait, allait voir André Malraux, ministre de la Culture, pour faire immédiatement classer son bâtiment.
Des délais avec lesquels Christian Bauer n’est pas du tout d’accord : « Il y a suffisamment d’experts, de critiques, de personnes qui ont du nez pour déceler très vite ce qui mérite d’être protégé, ce qui va rester dans les mémoires et marquer le paysage. Il faut raccourcir les délais avant protection, à l’image de ce qui se fait dans d’autres pays. » Et l’architecte de citer l’Allemagne où la notion de propriété intellectuelle des architectes est plus ancrée dans les faits : « On y consulte les architectes avant de modifier ou démolir leurs réalisations alors qu’au Luxembourg, le maître d’ouvrage est tout-puissant. » Il estime qu’au-delà des bâtiments remarquables, il faut savoir « préserver le tissu urbain qui marque l’identité des quartiers plutôt que de céder à la pression pour créer des mètres carré supplémentaires ». L’architecte juge les autorités généralement trop frileuses en la matière quand elles ont « peur de se tromper en classant ».
Patrick Sanavia reconnaît cependant que certains édifices n’ont pas à attendre ce demi-siècle pour mériter attention et protection « quand ils sont symboliques d’une école ou d’un courant architectural reconnu et révolu ». C’est de cas de plusieurs constructions situées au Kirchberg, à commencer par le premier bâtiment de la Banque européenne d’investissement, œuvre de l’architecte anglais Sir Denys Lasdun (1914-2001), représentant du mouvement moderniste dit « brutaliste », auteur notamment du Royal National Theatre à Londres. Le bâtiment a été construit en 1980 et est un témoignage fort de ce courant architectural. Sur le Plan d’aménagement général (PAG) de la Ville de Luxembourg, il est marqué d’un C et recouvert d’astérisques, ce qui indique un « secteur protégé d’intérêt communal – environnement construit ». C’est également le cas d’un ensemble d’immeubles le long de la rue Jean Monnet qui portent les signatures d’architectes post-modernes de renom comme Gottfried Böhm (Deutsche Bank), Wilhelm Kücker (anciennement LBLUX aujourd’hui occupé par la BEI) et Richard Meier (anciennement Hypovereinsbank, aujourd’hui occupé par l’Institut Max Planck).
Selon les textes accompagnant le PAG, la dénomination de secteur protégé correspond à « des immeubles ou parties d’immeubles dignes de protection et qui répondent à un ou plusieurs des critères suivants : authenticité de la substance bâtie, de son aménagement, rareté, exemplarité du type de bâtiment, importance architecturale, témoignage de l’immeuble pour l’histoire nationale, locale, sociale, politique, religieuse, militaire, technique ou industrielle ». Pour ceux-ci, « toute démolition est en principe interdite et ne peut être autorisée, que pour des raisons impérieuses de sécurité dûment constatées ». Sans être inscrits sur la liste des monuments nationaux, ces immeubles sont donc largement protégés, même si on n’est pas à l’abri d’un propriétaire qui trouverait une raison impérieuse à invoquer pour remplacer l’édifice sur un terrain qui lui appartient.
Nostalgie vs pragmatisme Car jusqu’il y a une dizaine d’années, le fonds du Kirchberg vendait ses terrains en pleine propriété et de l’aveu de Marc Widong, son directeur, « il serait difficile de dissuader un propriétaire de détruire ». Désormais, les promoteurs de bureaux comme de logements n’achètent les terrains qu’en emphytéose pour une durée de trente, cinquante ou 99 ans. « L’investissement et l’amortissement immobiliers sont calculés en fonction de ces durées. Les bâtiments seront généralement détruits après pour reconstruire selon les besoins et les normes nouvelles », poursuit-il. « Il y a un équilibre à trouver entre nostalgie et pragmatisme ». Conscient de l’enjeu écologique que cela représente, le fonds du Kirchberg a désormais introduit la durabilité ou la circularité dans ses critères de sélection pour l’attribution des projets. « Ce sont des réflexions qui sont très poussées pour la zone Kennedy Sud : structures portantes durables, hauteur pour ajouter les technologies futures, matériaux recyclés y sont à l’œuvre. »
« Il y a un réel virage à prendre dans la conception architecturale pour penser au futur et limiter l’énergie grise dépensée dans la construction et la vie des bâtiments. Je reste convaincu qu’il vaut mieux modifier et adapter que détruire. C’est notre métier de trouver des moyens pour faire plus avec moins », martèle Christian Bauer.