Théâtre

Tragédie d’amour

d'Lëtzebuerger Land vom 05.02.2021

Cris, danses, chants… Dès l’entrée en salle, la troupe nous accueille comme si le lieu du théâtre était devenu celui de la fête… Quoique c’est un peu ça « aller au théâtre » de nos jours : un privilège célébré. La musique résonne à plein régime, un comédien tend le micro à certains spectateurs, c’est soirée techno aux Capucins, et fichtre… quel accueil ! Le public danse, la régie sifflote, la scène est une foire. Laurent Delvert nous ouvre les portes d’une cérémonie, celle de l’amour, revue et réinterprétée depuis On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset. Mais quand le tout s’ouvre sur des airs joyeux, la célébration finira funèbre, à l’image de ce que l’amour peut infliger à nos cœurs.

« Et glou, et glou, et glou », la machine théâtrale s’actionne pendant que Maître Blazius (Joël Delsaut, en grande forme) épanche sa soif de vin, incité par un Chœur (Jérôme Varanfrain, malicieux maître de cérémonie) très encourageant. Tout cela commence si joyeusement qu’on croirait bientôt rire, mais vraiment, qu’on se le dise, ce Musset n’a rien de drôle et se montre plus tragique qu’autre chose. Et quand on sait que Musset a écrit ce texte au sortir d’une relation passionnelle avec Amantine Aurore Lucile Dupin de Franceuil – George Sand, pour les intimes –, on comprend mieux d’où sort le tragique de cette pièce.

Perdican (Pierre Ostoya Magnin, beau de vivacité), jeune loup impétueux, revient au château de son Baron de père (Jean-Michel Vovk, en justesse), doctorat en poche, et prêt à se marier à sa promise, sa cousine adorée Camille (Alice Borgers, délicate petite fleur, cachant ses épines), qui, elle, sort du couvent. Le décor est vite posé et, autour du projet de ce mariage, s’imbrique rapidement divers avis, tenus par des personnages forts et plein de bouffonneries. Dame Pluche (Ninon Brétécher, précise de retenue) se scandalisant du peu, Maître Bridaine (Stéphane Daublain, très convaincant, en vieux garçon) reprochant à Maître Balzius son amour de l’alcool, pour lequel il a tout autant de passion, et Rosette (Sophie Mousel, magnifique en scène et au piano), sotte, belle et jeune paysanne, qui se fera manger toute crue.

De cette fusion collective naît l’imbroglio du classique : un jeu de ping pong entre les deux cousins, cherchant l’un et l’autre un amour réciproque (mais dont l’amour propre prend le dessus), jusqu’à mettre au centre de leur orgueilleuse bataille la petite Rosette, fusillée par le jeu d’amour et de hasard des autres, soufflant la duperie, l’envie et la souffrance…

En pleine période « #inceste », Laurent Delvert met en scène ce texte mariant deux cousins au bon vouloir d’un baron plein de traditions et d’archaïsme. Et si la cousinade tourne au vinaigre, voyant se tuer par amour l’un des personnages, la version Delvert respire du coup, d’un bon juste milieu entre contemporanéité et classique. On ne sent pas le « poids » du classique. Et chez le metteur en scène français, il s’agit bien d’évacuer un « poids », en proposant, sans forcément que ça ait une grande utilité, de « câbler » les comédiens, retransmettant certaines de leurs tirades sur scène, d’un smartphone à une vidéo-projection.

Le procédé audiovisuel livre un autre monde, un extérieur peut-être, un ailleurs à la féérie, une dimension « stream », devenue finalement plutôt indigeste depuis les confinements successifs. Soit, si elle sent la naphtaline, l’idée marque au moins le présent. Et dans ce présent si plein de polémiques, on trouve des choix risqués : la nudité d’une comédienne amenant pourtant un tableau final d’une rare beauté, une bande son énergisante pour couper chaque acte, des smartphones pour obsession, frimant de s’octroyer les passages les plus intimes des comédiens quand nous sommes priés, encore, de regarder un écran… Mais en fait, c’est assez osé tout ça, c’est le bourdonnement de l’amour au présent, le désir des corps, l’énergie de la musique, et la transformation en « chose publique » que sont devenues nos pensées à l’heure de la modernité…

Ainsi, dans On ne badine pas avec l’amour, on parle de ce qui nous lie, et Delvert l’a bien compris. Là, dans son théâtre, on voit l’esthétique des corps autant que des esprits, et des personnages se targuer d’avoir l’un comme l’autre… Et, ancré dans le présent, s’il fallait parler dans le futur de cette version de Laurent Delvert, on ne parlera pas d’un souvenir impérissable, mais plutôt d’un bon classique, remis au goût du présent donc, qui ne nous aura pas tapé dans l’œil, mais nous aura laissé à l’esprit un grand questionnement sur ce que l’amour peut construire autant que ravager.

On ne badine pas avec l’amour, quatre représentations du 9 au 12 février au Théâtre des Capucins

Godefroy Gordet
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