La recherche académique et la place financière

Secrets et données

d'Lëtzebuerger Land vom 27.11.2015

Récits du paradis La recherche historique a jusqu’ici largement évité la place financière. À l’exception d’un ouvrage sur les relations belgo-luxembourgeoises et la BGL dirigé par Gilbert Trausch et d’un patchwork de témoignages (peu convaincants) d’acteurs de la place financière rassemblés par Laurent Moyse, presque tout reste à faire. Les difficultés sont multiples. D’abord, l’histoire économique quantitative a globalement reculé depuis les années 1960-1970 (décennies dominées par l’École des Annales) au profit de l’histoire sociale et des cultural studies. Ensuite, l’accès aux sources de la place financière reste difficile. Ceci vaut moins pour les données sur les fonds d’investissement, qui sont publiques et donc facilement accessibles, que pour celles concernant le private banking. Le 23 avril 1981, à deux semaines et demie de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, le gouvernement luxembourgeois avait placé les banquiers sous le secret professionnel aux côtés des médecins, sages-femmes, curés, avocats et autres destinataires des confessions d’autrui. C’est la naissance de l’article 458 du Code pénal, dit « Hebammen-Paragraph » qui blindera le secret bancaire. Les contrevenants risquaient la prison.

L’opacité est la cause et l’effet du succès du private banking luxembourgeois. (Une lacune délibérée de micro-données dont un des effets sur la politique intérieure est qu’elle rend impossible de mesurer les effets d’une réforme fiscale sur les ménages les plus riches, détenteurs de capital.) Les économistes qui, à l’instar de Rainer Falk et Gabriel Zucman, avaient tenté de percer le voile, ont été accusés d’un manque de rigueur scientifique. « Ce genre de travail sur les paradis fiscaux est plus journalistique qu’académique », déclarait ainsi le directeur de la Luxembourg School of Finance (LSF) Christian Wolff en juillet 2014.

Pour l’opinion publique luxembourgeoise, il ne serait pas inintéressant de savoir pourquoi et comment le pays s’est transformé au courant des années 1980 en paradis fiscal. La « nouvelle ère de la transparence » initiée tardivement par Luc Frieden et portée en étendard par Pierre Gramegna s’accompagnera-t-elle d’une Geschichtsbewältigung ? On peut en douter. Le projet de loi sur l’archivage, approuvé le 30 octobre par le Conseil des ministres, exempte les dossiers sensibles du ministère des Finances, à commencer par les documents couverts par le secret fiscal. Et dans l’organigramme des banques, une nomination aux archives internes équivaut le plus souvent à une punition. Or l’amnésie décrétée par les autorités luxembourgeoises est sans cesse troublée, et le passé revient régulièrement hanter les opérateurs de la place financière, jusqu’à la BCEE.

LuCIFR c’est le diabolique acronyme pour Luxembourg Center for Investment Fund Research. Il s’agit d’une gigantesque base de données qui devra englober des informations sur l’ensemble des fonds Ucits depuis 1988 : les portefeuilles, leur valorisation, les flux entrants et sortants, les frais... Ces données, librement accessibles, devraient mettre la LSF sur la carte académique mondiale.

C’est du moins ce qu’espère Julian Presber, ancien directeur de la State Street Luxembourg (une banque très active dans les fonds), embauché il y a six ans par la LSF comme agent de liaison entre la LSF et le secteur financier. Ce Canadien anglophone (qui parle couramment luxembourgeois, allemand et français) connaît son monde. Débarqué au Luxembourg en 1989, il a siégé dans les conseils d’administration de l’ABBL et de l’Alfi et est un insider de l’industrie des fonds.

Créée en 2002 sur initiative de l’ABBL, la LSF a toujours un peu évolué dans les marges de l’Uni.lu.Son programme de master en wealth management fut co-rédigé par le lobby bancaire et ses frais d’inscription s’élèvent à 17 500 euros. La LSF n’a pas participé au grand déménagement vers Belval, préférant rester au Kirchberg entre banques, cabinets d’avocats et Big Four. Toutefois, il fallut un temps d’adaptation avant que les acteurs du business ne comprennent qu’une institution académique ne voulait et ne pouvait se convertir en fabrique d’assemblage de nouveaux produits financiers et normatifs. D’abord parce que son prestige international en souffrirait, ensuite parce qu’elle entrerait en conflit avec les McKinsey, PWC etc., enfin, parce que ce n’est pas ce qui intéresse les chercheurs.

LuCIFR est inspiré de la base de données CRSP (Center for Research in Security Prices) de Chicago, qui forme l’épine dorsale de quasiment toutes les publications académiques sur les fonds d’investissement. Grâce à un financement par Merrill Lynch, l’Université de Chicago avait rassemblé entre 1957 et 1960 un nombre stupéfiant de données, les avait consignées sur des cartes perforées et enregistrées sur une bande magnétique. Ce gigantesque compendium historique englobe tous les titres cotés au New York Stock Exchange depuis 1926 (en 1984, le Nasdaq y fut ajouté) ; une mine d’or pour les chercheurs académiques, régulateurs et analystes financiers qui peuvent en extraire la composition des portefeuilles, les retours sur investissement et les tendances globales sur le moyen et le long terme.

Or, pointe Presber, les données du CRSP, n’incluent que les données pour les fonds américains qui s’adressent en très grande partie à des clients américains qui investissent surtout dans des actifs américains. L’industrie des fonds luxembourgeoise étant, nécessairement, plus internationale, tant pour les investisseurs que pour les investissements, les données de LuCIFR seraient plus « représentatives », estime Presber. Elles sont publiques, bien qu’éparpillées. Pour les rassembler et centraliser, les chercheurs en achèteront la majeure partie à des fournisseurs d’information comme Thompson Reuters, Fundsquare ou Morningstar. Quant aux lacunes pre-Internet, elles devraient être comblées à l’aide des autorités de régulation.

La base de données devrait être prête d’ici 2018. La LSF a mis une chercheuse à plein temps sur la collecte et l’enregistrement des données et s’est assuré le soutien de l’Alfi. LuCIFR sera géré par une entité indépendante et non-commerciale et inclura tous les fonds, même ceux qui ont fermés (et donc probablement connu de mauvaises performances) pour ainsi bannir tout risque d’un « survivorship bias » qui compromettrait la scientificité du projet. (Ne retenir que les fonds survivants créerait un biais vers le haut.) La base de données sera pleinement accessible à toute personne ou institution intéressée. Pour la jeune pousse qu’est la LSF, LuCIFR promet de belles publications dans les revues académiques prestigieuses.

Et si les résultats des recherches ne seront pas du goût de l’Alfi ? « On vit dans un pays libre, et la recherche académique est libre, dit Presber. D’ailleurs, je ne crois pas qu’il y aura de mauvaises nouvelles, j’y vois plutôt une opportunité ». En juillet 2014, le directeur de la LSF avait déclaré au Land : « Facts are facts. Même si les coûts s’avéreraient être plus hauts ici qu’ailleurs ou les retours sur investissement plus faibles, nous les publierons. We are not going to beat around the bush. »

Bernard Thomas
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