Le gouvernement présente ses nouvelles taxes sur la rétention foncière et les logements vides. Les grands propriétaires pourraient en ressentir les effets directs à partir de la seconde moitié des années 2030

Leur montrer les instruments

Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 14.10.2022

Ce lundi, sur la matinale de RTL-Radio, le député CSV, Marc Lies, faisait l’apologie de la nation des multipropriétaires, qu’il désigna par une périphrase laborieuse : « Eng ganz Rëtsch Läit – och aus der Mëttelschicht – déi virun Joren, vu que dass se sech verschidden Erpuernisser zougeluecht hunn, dat dann an de Steen investéiert hunn, am gudden Dengen fir effektiv um Locatiounsmaart do verschidden Läit eng Wunneng ënnert abordabele Conditioune kënne zoukomme ze loossen… » Sur le marché immobilier, les boomers luxembourgeois ont évincé les primo-accédants nés à l’étranger. C’est, en simplifiant, la conclusion à laquelle arrivent les chercheurs du Liser, Antoine Paccoud et Madalina Mezaros, après avoir analysé 2 870 actes de vente de nouveaux appartements à Dudelange. Introduits dans les années 2000 pour « stimuler » la construction de logements locatifs, les stéroïdes fiscaux ont fini par créer « a class of domestic property investors ». Les promoteurs commencèrent à commercialiser leurs grands projets résidentiels comme assets : 46 pour cent des nouveaux appartements vendus à Dudelange entre 2012 et 2018 furent achetés par des investisseurs, dont les deux tiers étaient nés au Grand-Duché et avaient plus de 45 ans au moment de l’achat.

Dès 2002, le gouvernement Juncker-Polfer avait offert une belle friandise aux investisseurs : le taux d’amortissement accéléré. (Combiné à la déductibilité non-plafonnée des taux débiteurs, ce mécanisme permettait de défiscaliser quasi-intégralement les loyers.) Si les prix ne descendaient pas, on passerait dans le domaine « vun der sanctionnéirender Fiskalitéit », menaça Jean-Claude Juncker, le jour du vote. Le Premier ministre s’engagea solennellement : « C’est quelque chose qui me lie personnellement, et je veux l’exprimer très clairement ». Dix ans plus tard, il se disait déçu : « Certains Luxembourgeois exploitent d’autres Luxembourgeois. […] Mir maachen eis selwer futti. » L’indignation patriotique comme excuse pour l’inaction politique. Il fallut attendre dix années supplémentaires avant qu’un gouvernement ne prenne le courage de restreindre le dopage fiscal des investisseurs. En 2020, le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), décéléra l’amortissement accéléré. (Il voulut l’abolir intégralement, mais se heurta à la résistance de son parti.) Sa successeure, Yuriko Backes (DP), vient de faire le prochain pas. Ce mercredi, à la Chambre, elle a estimé qu’« avec le temps », le dispositif serait devenu « un outil d’évitement fiscal ». À l’avenir, il ne jouera plus que « deux fois dans la vie » : « Nous allons arrêter de soutenir des gens qui font ça en série, juste pour épargner des impôts ».

Vendredi dernier, au 22e étage du Héichhaus au Kirchberg, trois ministres présentaient fièrement à la presse la réforme de l’impôt foncier, assortie à des taxes contre la rétention foncière et la non-occupation de logements. L’État promet d’avancer là où les communes ont échoué. Cette offensive politique sur le front foncier expose l’incapacité et l’incurie des édiles locaux. Le Pacte Logement de 2008 leur avait accordé la possibilité de frapper d’une surtaxe les logements vides et les terrains constructibles. « Peu de communes ont eu recours aux outils existants », constate sèchement le gouvernement. Une micro-dose de jacobinisme que le Syvicol appréciera peu. Si la mécanique arrive avec vingt ans de retard, elle constitue néanmoins une césure. Une fois opérationnelle, elle permettra aux autorités publiques d’intervenir sur le marché, en actionnant les leviers et en serrant les vis. L’argument de la non-faisabilité technique ne pourra plus faire office d’excuse. L’éternel débat sur la crise du logement en deviendra moins stérile, ses enjeux plus réels. Le seul hic : Il faudra patienter jusqu’aux années 2030. Le gouvernement estime que « l’impôt national à la mobilisation des terrains » sera applicable en 2026 « au plus tôt ». Or, son taux restera coincé à zéro pendant les cinq premières années, et ce ne sera qu’au bout de la neuvième année que les montants se feront sérieusement ressentir, c’est-à-dire vers 2037. Ce déphasage temporel fait apparaître le projet de loi comme un roman d’anticipation, un essai de science-fiction. Car à quoi ressemblera le Grand-Duché d’ici quinze ans ?

Un petit millier de familles ont accumulé et transmis du foncier sur un siècle. À partir des années 1990, elles furent stupéfaites par les plus-values provoquées par des décisions administratives, la croissance économique et la pression démographique. Le gouvernement espère leur avoir envoyé un signal : La thésaurisation séculaire aura, bientôt, un coût. Comme le faisait dire Brecht au pape Urbain VIII dans Das Leben des Galilei : « Das Alleräußerste ist, dass man ihm die Instrumente zeigt ». Il n’est pas certain que cette menace déclenche d’ores et déjà un changement des comportements. Les dynasties foncières sont habituées au temps long, ne vendant que s’il le faut. Elles pourraient temporiser, en pariant sur une contre-attaque du bloc propriétariste. Celle-ci pourrait prendre différentes formes : un changement de majorité, des oppositions formelles du Conseil d’État, une jurisprudence de la Cour administrative.

L’impôt de mobilisation s’appliquera à tous, y inclus les communes, la SNHBM ou le Fonds du Logement, et sera prélevé « jusqu’à ce que le gros œuvre soit terminé », a martelé la ministre de l’Intérieur, Taina Bofferding (LSAP). Pour la Ville de Luxembourg qui a accumulé 87,5 hectares de terrains constructibles, le nouvel impôt pourrait coûter cher. « Les communes ne devraient pas constituer des réserves foncières à long terme, alors que le pays souffre d’une pénurie de logements », réplique-t-on au ministère de l’Intérieur. Mais le gouvernement aura eu l’intelligence de diviser les grands et petits propriétaires. Tous les particuliers auront droit à un abattement : Quatre ares par enfant (âgé jusqu’à 25 ans). À trente ans au plus tard, la progéniture sera donc priée de rentrer au bercail pour y construire sa maison.

À terme, l’impôt pourrait avoir un effet pervers : celui de mobiliser des terrains qui ne devraient pas être mobilisés, du moins du point de vue de l’aménagement du territoire et du climat. Présentée en décembre dernier, l’étude « Raum+ » avait révélé l’existence d’une monstrueuse réserve de terrains constructibles dans les PAG des petits patelins ruraux. Censées croître de manière modérée, les communes « à développement endogène » cumulent un potentiel de 1 916 hectares ; soit autant que l’Agglomération Centre et la Région Sud combinées. Les auteurs de « Raum+ » le formulaient de manière diplomatique : « Die räumliche Verteilung ist etwas suboptimal ». Si cette masse de terrains était mobilisée, cela ne constituerait rien de moins qu’une catastrophe. Les derniers paysages champêtres finiraient mités par des pavillons à garages doubles. Inscrits dans les PAG, les décennies de népotisme sont difficiles à détricoter, la Cour administrative considérant un reclassement en zone verte comme « équipollent à une expropriation ».

Les fonctionnaires au ministère de l’Intérieur évoquent une question qui, au vu des jurisprudences sur l’indemnisation, serait « délicate ». Ils ont adapté les taux d’imposition en différenciant entre trois catégories de localités. Les agglomérations du Centre, du Sud et de la Nordstad voient leur taux doubler par rapport aux villages jugés « moins prioritaires en termes de développement urbain ». Dans la catégorie du milieu, on retrouve des communes comme Junglinster, Mersch, Grevenmacher ou Wiltz. Au bout de vingt ans, un terrain constructible de six ares à Bavigne (Lac de la Haute-Sûre) sera ainsi taxé à 7 300 euros ; à Mersch, l’ardoise atteindra 23 000 euros ; à Bertrange, elle dépassera les 42 000 euros. (Selon les estimations du ministère des Finances, l’impôt serait susceptible, au bout de vingt ans, de générer 273 millions d’euros de recettes.) Bref, les montants seront substantiels, jusque dans les petits villages ruraux. Les paysans qui ont réussi à faire passer des Kouwisen entières dans le périmètre auront des soucis à se faire.

Le ministère estime qu’il est « très probable » que la perspective d’un impôt de rétention fera réfléchir « certains propriétaires » qui ne souhaitent pas développer à moyen ou long terme leurs terrains. Ils pourraient demander aux autorités communales « d’initier des modifications du PAG en vue d’un classement en zone d’aménagement différé ou même en zone verte. » Or, prévient le ministère, cette porte de sortie ne serait réservée qu’aux propriétaires dont les terrains ne sont pas encore viabilisés et dont la mobilisation n’est pas « essentielle » pour garantir le développement « harmonieux et rationnel » d’une localité.

Les promoteurs pourraient voir la taxe de mobilisation avec un œil qui rit et un œil qui pleure. D’un côté, ils courent le risque de voir leurs réserves foncières sévèrement imposées quelque part dans les années 2030. De l’autre côté, de nouvelles opportunités d’affaires s’ouvriront. L’impôt poussera les particuliers au grand cash-out ; et dans les bras des big players de la promotion. Rien qu’entre 2016 et 2021, ceux-ci ont acquis 300 hectares supplémentaires de terrains constructibles. Une concentration qui devrait s’accélérer au cours des quinze prochaines années. Cela dit, « si le terrain est vendu, l’impôt ne tombera pas à zéro, mais continuera à s’appliquer », a rappelé Taina Bofferding.

Aux promoteurs, le projet de loi fournit un argument pour revendiquer plus de diligence de la part des administrations étatiques, et surtout communales. Les 102 Petits-Duchés de Luxembourg, débordés par la croissance démographique et pris en tenaille par le Nimbys, voient la pression monter d’un cran. La veille de la présentation des nouveaux impôts sur le foncier, Flavio Becca avait convié la presse dans son shopping mall à la Cloche d’Or. « Je n’ai rien contre les administrations, mais la lenteur, elle est horrible », déclarait le nabab de l’immobilier. «  Si mon terrain reste bloqué pendant dix ans à cause de procédures administratives qui n’avancent pas, il faudrait quand même une compensation. Ils parlent d’une taxe de mobilisation. Mais où est-ce qu’on en est avec une taxe sur la bureaucratie ? » Martine Hansen cita cette idée (qu’elle trouve « très sympathique ») à la Chambre, l’attribuant pudiquement à « ce promoteur immobilier privé ». La cheffe de la fraction CSV se fit illico tancer par le Premier ministre sur ses « Referenzen, déi speziell sinn ».

La noix la plus dure à casser sera finalement l’impôt sur la non-occupation de logements. Car avant d’identifier les vacances, déjà faudra-t-il identifier les logements. « Do si mir nach relativ blann », admet Henri Kox. Le ministre vert du Logement voit dans la création d’un « Registre national des bâtiments et logements » une « condition sine qua non » pour lever l’impôt. La tâche s’annonce herculéenne, sinon impossible. À part une poignée de villes ouvrières du Minett, la grande majorité des communes ne disposent pas d’informations : Elles connaissent le parcellaire et le bâti, mais n’ont jamais cherché à savoir combien de logements se cachaient derrière les différentes adresses. Les employés communaux pourraient donc se retrouver à faire du porte-à-porte pour rassembler les informations une à une. Dans un second temps, cette récolte devra être standardisée, encodée, puis centralisée auprès du Cadastre. Ce grand recensement communal durera au moins trois ans. (Encore faudra que la loi passe d’abord les procédures législatives et l’examen du Conseil d’État.) Ingénieur de formation, Kox voit dans le registre « une plus-value » pour la statistique, la recherche et la planification. Le député socialiste Dan Kersch propose, lui, une solution plus brutale : inverser la preuve de la charge, en la faisant passer des communes aux propriétaires. Mais politiquement, une telle présomption d’inoccupation apparaît comme l’option nucléaire. L’impôt reste relativement modique : 3 000 euros la première année, il atteint son maximum au bout de sept ans avec 7 500 euros. Le Statec estime le taux de logements vides à sept pour cent. Le ministère des Finances table, lui, sur des recettes fiscales de « plus ou moins » quatorze millions d’euros. Des peanuts.

L’impôt foncier réformé ne va pas, lui non plus, faire le bonheur du budget de l’État. Aux taux prévus, ses recettes restent dérisoires. Le ministère des Finances attend entre 39 et 47 millions d’euros de recettes après la réforme, contre 39,1 millions à l’heure actuelle. « Do wäert sech net vill änneren », disait-elle lors de la conférence de presse, vendredi dernier. La ministre a tenu à « vraiment insister » qu’il ne s’agirait pas « de créer de nouvelles recettes, ni au niveau communal ni au niveau national ». Et d’avertir « Ech géif wierklech dovunner ofroden elo néi Steierbelaaschtunge fir d’Läit mat an d’Spill ze bréngen. Mir stinn eventuell virun enger Rezessioun ». Sans parler des élections… La ministre de l’Intérieur a projeté toute une série de diaporamas PowerPoint censés apaiser l’électorat : 144 euros, c’est le montant auquel doit s’attendre le propriétaire-occupant d’une maison sise sur un terrain de six ares à Mersch. Même s’il donnait son bien en location, l’impôt ne dépasserait pas les 344 euros. Comme le rappelait Yuriko Backes : « L’abattement est une partie très, très importante de cette réforme ».

Au Luxembourg, l’impôt foncier rapporte dix fois moins que dans la moyenne de l’OCDE. Milton Friedman le considérait comme « the least bad tax ». La place financière y voit un moyen pour compenser une réduction de l’impôt commercial communal qu’elle tient en horreur. Aux yeux des partis politiques, une augmentation de l’impôt foncier s’apparente à un hara-kiri électoral. La nébuleuse des holdings et l’industrie des fonds fournissent chacune 1,3 milliard euros au budget de l’État. Si cette fragile manne de l’offshore venait à se tarir, le Luxembourg se verrait très vite contraint d’endogéniser ses recettes fiscales. (Sans parler du sevrage du tourisme à la pompe.) Comme en Irlande après la dernière crise financière, la question de l’imposition foncière serait une des premières à se poser.

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Bernard Thomas
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