En matière fiscale, le Luxembourg aurait traversé une « Damascene conversion », écrit The Economist dans sa dernière édition. Quelques jours après la parution de cet article, trois boomers en livrèrent l’illustration dans un reportage RTL sur l’impôt minimal mondial. Le directeur général de la CSSF, Claude Marx, se réjouit des répercussions positives sur l’image (« imitsch ») du Luxembourg, qui aurait « toujours la réputation d’être un paradis fiscal », même si nous ne « l’avons probablement jamais été ». Le député libéral André Bauler explique qu’il ne faut pas avoir peur : le Luxembourg aurait déjà survécu à la fin du secret bancaire et n’aurait « jamais » été un paradis fiscal. Laurent Mosar, le député CSV, se montre serein : « Où les multinationales sont-elles supposées aller ? » À l’époque dorée de l’évasion fiscale, le premier dirigeait le département private banking de la HSBC, le deuxième théorisait la souveraineté et sa commercialisation comme « facteur de production », le troisième vendait des panaméennes comme des petits pains.
Ce samedi, le G7 a conclu un accord « historique » qui brise avec un siècle d’histoire fiscale : un impôt minimal mondial d’« au moins » quinze pour cent. En théorie, un tel plancher devrait neutraliser l’avantage compétitif des juridictions à fiscalité ultra-light, brisant le charme qu’exerce le Luxembourg sur les multinationales depuis 1929. L’imposition ne se déterminerait donc plus selon le seul critère d’une résidence fiscale (le fameux « établissement stable » plus ou moins crédible) et de prix de transfert (plus ou moins fantaisistes). « Other countries can always choose to collect the taxes that tax havens choose not to collect », lit-on dans le premier rapport du nouvel Observatoire européen de la fiscalité. Les grands États espèrent pouvoir ainsi exiger un top-up, ou une rétrocession, de « leurs » multinationales.
En Irlande, l’optimisation fiscale passe par un taux d’affichage ultra-bas (12,5 pour cent) ; au Luxembourg, on procède de manière plus discrète, via une réduction de la base imposable. Ceci explique que le ministre des Finances luxembourgeois, Pierre Gramegna (DP), peut faire bonne mine, et laisser son homologue irlandais rompre une lance pour une « legitimate tax competition within certain boundaries ». « Le Luxembourg a décidé de changer, mais l’Irlande est plus embêtée », expliquait Pascal Saint-Amans, le « Monsieur Taxe » de l’OCDE, ce dimanche aux auditeurs de France Inter. Plutôt que de risquer la marginalisation sur la scène internationale, Gramegna se dit en effet « very pleased » : « Looking forward to contributing to a detailed agreement », a-t-il tweeté ce samedi soir, à l’heure du dîner. Jusqu’ici, le ministre luxembourgeois figure comme un simple spectateur, dont l’enthousiasme affiché cache l’impuissance politique. En novembre 2018, son ministère avait pondu une note au formateur, pour avertir Xavier Bettel des mesures fiscales échafaudées à l’OCDE qui risqueraient de faire perdre au Luxembourg « son attractivité en tant que terre d’accueil pour les entreprises internationales ». Une analyse alarmiste très éloignée des éléments de langage rassurants entendus ces derniers jours.
L’accord conclu par le club du G7 sera maintenant porté devant le G20, avant d’être discuté entre 139 pays dans le « cadre inclusif » de l’OCDE. Mais sur la place financière, beaucoup estiment que la proposition ne se concrétisera pas, ou du moins pas de sitôt. On s’attend à ce que les intérêts divergents des États-Unis, de la Chine, de l’Inde et de l’UE érodent les bonnes volontés. Au plus tard lorsque le dossier atterrira dans l’arène européenne, le Luxembourg devra jouer cartes sur table. Dans Le Triomphe de l’injustice, Gabriel Zucman et Emmanuel Saez, deux économistes français enseignant à Berkeley, écrivent que la règle de l’unanimité en matière fiscale conduirait à une situation, où 600 000 Luxembourgeois « peuvent dicter leur volonté à 500 millions d’Européens ». Cette analyse témoigne d’une certaine naïveté politique. Car elle suppose que le Grand-Duché disposerait du poids pour bloquer tout seul une directive au niveau européen. À en juger d’après les récentes déclarations de Gramegna, il paraît improbable qu’il finisse par se ranger ouvertement dans le camp des petits perdants, aux côtés des Irlandais, Hongrois et Maltais.
Les contours d’un futur impôt minimal mondial restent très vagues. Pris isolément, le taux officiel de quinze pour cent ne veut rien dire : C’est un chiffre purement symbolique. Comment sera définie l’assiette fiscale, et quels critères détermineront où celle-ci finira imposée ? Selon le siège mondial du groupe, ses sites de production, ses marchés de consommation ? Et quelles entreprises seront finalement concernées ? (Le communiqué officiel du G7 évoque « the largest and most profitable multinational companies ».) Jean-Paul Olinger, le directeur de l’UEL et ancien fiscaliste chez KPMG, parle d’« un game changer », mais qui serait « tracé au Benzin-Stëft » : « Le diable se niche dans le détail ». Il craint surtout que les banques et assurances, « dont 90 pour cent des clients sont étrangers », finissent par être inclus. Le fiscaliste Jean Schaffner (Allen & Overy) estime l’impact économique sur le Luxembourg comme « marginal », même si « cela ne nous rendra pas la vie plus facile ». Les clients chercheraient surtout la neutralité fiscale, un véhicule passant « sans frottements » par le conduit country.
Le président de la Chambre de commerce et ancien ministre des Finances CSV, Luc Frieden, lit l’accord du G7 comme un « statement politique ». Celui-ci ne serait « pas faux », mais soulèverait des questions « qui sont très discutables et qui seront discutées durant des années encore » : « Cela ne va pas se faire du jour au lendemain ». Finalement, ce ne serait « keen opreegende Sujet » et, de toute manière, le Luxembourg ne « serait ni visé ni le problème ».
L’histoire semble donner raison aux sceptiques et aux attentistes. Au Luxembourg, on aime rappeler l’interminable feuilleton Accis (pour « Assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés ») qui aurait pu, selon l’estimation de la Commission, coûter quelque 600 millions d’euros au budget luxembourgeois. Lancée en 2001, confirmée en 2003, concrétisée en 2011, « relancée » en 2016, elle finit enterrée en 2021, remplacée par un « nouveau programme ambitieux », qui devrait être présenté « d’ici 2023 ». Mais penser que l’histoire est condamnée à se répéter, c’est faire preuve d’un manque d’imagination. Comme le notait Marc Bloch durant l’été 1940 : « L’histoire est par essence, science du changement. Elle sait et elle enseigne que deux événements ne se reproduisent jamais tout à fait semblables, parce que jamais les conditions ne coïncident exactement. ». Ce qui a été hier ne sera pas demain. La pandémie a creusé les déficits, et possiblement métamorphosé les mentalités.
La ligne officielle reste inchangée : par sa stabilité politique, son « triple A » et son écosystème, le Grand-Duché se distinguerait des juridictions offshores plain vanilla. La littérature scientifique parle d’un « effet de place » : La concentration en un lieu d’une masse critique de spécialistes créerait d’importantes synergies concourant au bon fonctionnement des marchés financiers. Dans un rapport de 2000, l’Inspection générale des finances française parlait d’un phénomène « extrêmement robuste et extrêmement fragile ». Robuste, parce qu’une fois cette dynamique lancée, elle serait très difficile à « rattraper ». Fragile, parce que « de Gênes à Amsterdam en passant par Anvers », le déclin des places financières serait aussi « brutal » et « inattendu » que leur émergence : « Lorsque l’équilibre se rompt, que les champs de force et la direction des flux économiques se modifient, alors […] le monde se polarise différemment ». Or, si le Luxembourg voyait dans un avenir proche sa croissance splendide gâchée, ce ne serait probablement pas par la pression internationale (ni manifestement par la pandémie), mais par ses propres contradictions internes, qui l’empêchent de résoudre la crise du logement, d’aménager son territoire et de planifier ses villes, autant de conditions nécessaires pour accueillir la « substance économique », l’alibi réglementaire et fiscal désormais indispensable.
Jusqu’ici, les Cassandres ont eu tort. Cela fait une demi-douzaine d’années qu’on dit les sociétés boîtes-aux-lettres condamnées. Or, elles ont fait preuve d’une étonnante résilience. Ni Luxleaks, ni les directives européennes (Atad1, Atad2, Dac 6), ni le registre des bénéficiaires économiques n’ont fait exploser leur taux de mortalité. Portées par l’essor des fonds alternatifs, qui nécessitent une structuration en mille-feuille, le nombre de Soparfi a allègrement grimpé de 43 000 à 49 000 entre 2014 et 2019. L’État est désormais complètement accro à ces recettes. En mars, la directrice de l’Administration des contributions directes, Pascale Toussing, expliquait aux députés la sévérité de cette dépendance. En 2020, les Soparfi ont apporté 1,346 milliard d’euros au budget. C’est deux fois plus qu’en 2014, l’année du scandale Luxleaks.
Le ministre des Finances irlandais dit se préparer à une perte de recettes de quelque deux milliards d’euros. Au Luxembourg, personne ne s’aventure à spéculer sur les futurs perdants et gagnants. Selon l’étude publiée la semaine dernière par l’Observatoire européen de la fiscalité, le Luxembourg compterait ainsi parmi les grands profiteurs d’un impôt mondial : 4,1 milliards d’euros de recettes, soit plus que la France, l’Italie ou l’Autriche. Mais les auteurs eux-mêmes concèdent qu’il s’agit d’une pure fiction comptable : « This result relies on the assumption that Luxembourg would keep the headquarters they have attracted so far in part by offering low corporate tax rates. In reality […] headquarters might move to currently high-tax countries, which means that tax havens would likely benefit less than what we report. » Jean-Paul Olinger ne se fait pas d’illusions. La tendance serait « plutôt négative » : « Si la base imposable était transférée dans les pays consommateurs, on n’aurait rien à y gagner et beaucoup à y perdre ». Bref, une base erosion en sens inverse qui menacerait « notre train de vie ».
Entre 1985 et 2018, le taux moyen d’imposition des sociétés est passé de 49 à 23 pour cent au niveau mondial. Les gouvernements luxembourgeois successifs voyaient le dumping fiscal comme un phénomène naturel, et en faisaient un modèle d’affaires. En 2001, le député CSV Claude Wiseler expliquait que le Luxembourg se devait de rouler « en tête du peloton ». Copiant sur les Néerlandais, le Luxembourg s’établit vite parmi les maillots jaunes. Mais les règles anti-dopage ont été durcies. Pierre Gramegna avait tôt compris que pour sauver l’essentiel, il fallait se montrer compliant. Que sa conversion de 2014 ait été affectée ou sincère importe finalement peu. La pression internationale fut telle que le jusqu’au-boutisme de son prédécesseur, Luc Frieden (CSV), s’avérait tout simplement suicidaire. Depuis 2014, les « hybrides » et la « patent box » ont été démantelés, la fabrique à rulings encadrée. « On applique vraiment Beps, ce n’est pas comme si nous trichions pour le contourner », assure Jean Schaffner. (La Commission européenne continue pourtant à régulièrement épingler le Luxembourg pour sa « planification fiscale agressive ».)
« Each country is entitled to its laws, but when these laws have a major negative externality, victims are entitled to retaliate », notait Gabriel Zucman en 2020. Depuis qu’il a caractérisé, il y a huit ans, le Luxembourg comme « plateforme hors sol pour l’industrie financière mondiale » qui n’aurait « plus sa place dans l’Union européenne », le jeune économiste est l’ennemi juré de la place financière. Or, le même Zucman vient d’être adoubé directeur de l’Observatoire européen de la fiscalité, financé par la Commission. Ce mardi sur la matinale de RTL-Radio, le directeur de Luxembourg for finance, Nicolas Mackel, n’a pas résisté à la tentation facile de le reléguer à « une école française qui est issue d’un coin intellectuel dont la seule réponse sont les impôts, les impôts, les impôts. »
Parfaitement aligné sur le discours gouvernemental, Nicolas Mackel se disait « relativement détendu » par rapport à un impôt mondial. Or, le diplomate de carrière qui parle au nom de « ons Finanzplaz » finit par perdre son cool en évoquant le patron d’Amazon, Jeff Bezos. Plutôt que de s’acheter un yacht (de plus d’un demi-milliard de dollars), celui-ci aurait dû « payer quelqu’un qui s’occupe un peu de son marketing » : « Il ferait mieux d’imiter Bill Gates et de s’occuper un peu plus de philanthropie. Il aurait alors une meilleure réputation dans le monde. » Même si c’est moins glamour, Jeff Bezos aurait également pu payer ses impôts fédéraux sur le revenu. Grâce à une fuite provenant du fisc américain, ProPublica a révélé ce mardi que le patron d’Amazon s’acquitte d’un taux effectif de 0,98 pour cent.