La Fedil s’est donnée une nouvelle « coporate identity », et ne veut plus trop parler des coûts du travail. La fin de la lutte des classes ?

Le point sur le « i »

d'Lëtzebuerger Land vom 20.01.2017

La fin d’une obsession Le directeur de la Fédération des industriels (Fedil) René Winkin ne veut plus trop parler de l’indexation automatique des salaires. Par calcul tactique d’abord : « Je suis convaincu que plus nous formulons des revendications sur l’index, moins nous aurons de chances de les voir aboutir ». Sur la question des coûts du travail, Winkin ne cherche pas la confrontation politique par médias interposés : « Je me pose la question : Eng Sau duerch d’Duerf dreiwen, est-ce vraiment productif ? » Aux disputes sur la place publique, il préfère les voies du lobbying, plus discrètes. Il faudrait « expliquer l’état des choses » : « Au moment opportun, les dirigeants luxembourgeois des multinationales pourront montrer au ministre compétent les comparaisons faites au sein du groupe et lui expliquer : ‘Ceci est la pression à laquelle je suis exposé.’ Cela apportera plus que de dire pour la cinquième fois : ‘Il faut abolir l’index !’ » À cette nouvelle retenue, il y a plusieurs explications, dont l’inflation historiquement basse : entre octobre 2013 et janvier 2017, aucune tranche indiciaire n’est tombée. Au-delà, remarque Winkin, il y aurait comme une dissonance entre, d’un côté, lancer des campagnes pour inciter les lycéens à choisir une carrière dans l’industrie et, de l’autre, véhiculer l’image d’un secteur qui serait en crise permanente (et du coup incapable de supporter la moindre hausse des coûts du travail). En effet, quel jeune choisirait de travailler dans une industrie pseudo-crépusculaire ?

« Dans mes huit mois comme président de la Fedil, je n’ai pas encore rencontré de patron qui m’aurait dit : ‘Ah, la soutenabilité des finances publiques, c’est un grand souci pour moi ; je n’en dors plus !’ », dit Nicolas Buck. Le « problème numéro 1 » qui tracasserait les patrons au quotidien serait d’attirer et de retenir les « talents ». Et d’ajouter qu’à son avis, la question du développement des coûts du travail pourrait « uniquement être résolue si une nouvelle crise financière massive venait à éclater ; c’est alors que le modèle devra être remis en question ». Plutôt que de se plaindre des coûts salariaux unitaires ou de revendiquer la flexibilisation du temps de travail, le nouveau tandem dirigeant de la Fedil préfère évoquer « la recherche de talents », l’innovation, la digitalisation, l’économie circulaire ; des mots d’ordre postmodernes et abstraits – voire creux – ; donc politiquement corrects. Difficile de ne pas voir dans ce que Winkin décrit comme « changement de comportement » une rupture avec la ligne dure incarnée par Robert Dennewald, l’ancien président de la Fedil. En 2014 encore, celui-ci avait tenté de mobiliser sa base, en appelant les patrons à envoyer au ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP) une lettre de protestation contre le rétablissement de l’index non-modulé. Le ministre ne reçut que 27 lettres, et le président de la Fedil parut déphasé par rapport aux membres qu’il devait représenter. Aux yeux de l’opinion publique, le roi était nu.

Good cop/Bad cop Le 24 mars 2016, Nicolas Buck était l’invité de la matinale de RTL-Radio. L’interview se terminait sur une phrase mémorable, surtout venant de la bouche d’un président de la Fedil : « Ech schwätzen net mat de Gewerkschaften ». Nicolas Buck se situait soi-même dans un no-man’s-land du dialogue social. Celui-ci devrait se mener soit un étage plus bas, dans les entreprises entre patrons et délégués du personnel, soit un étage plus haut, au niveau national entre l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), le gouvernement et les directions syndicales. Cette division du travail permet à Buck de court-circuiter les sujets politiques qui fâchent et d’éviter la confrontation, notamment avec le ministre de l’Économie. « Nous cherchons une relation avec le pouvoir… moins conflictuelle, disons », explique-t-il. La Fedil veut « mettre l’accent sur les opportunités et la positivité », « miser sur l’information plutôt que sur la revendication », tel est le message répété en boucle. La Fedil de Buck-Winkin en vient à ressembler à une énième agence de promotion. Les dirigeants de l’UEL Nicolas Henckes et Jean-Jacques Rommes joueront, eux, le rôle de méchants dans ce qu’on appelait jadis la lutte des classes.

Ces dernières années, l’UEL a réussi à unifier la communication patronale. Sur les « sujets transversaux » comme la fiscalité, la sécurité sociale, les pensions ou le salaire minimum, son administrateur-délégué Jean-Jacques Rommes parle donc tant au nom du bistrotier du coin que du PDG d’Arcelor Mittal. Toutes les deux semaines, les dirigeants des huit organisations patronales se réunissent pour accorder leurs positions et calibrer la communication. Il y a trente ans encore, il aurait été difficile d’imaginer un tel « streamlining » sur des questions macro-économiques entre, d’une part, les entreprises orientées vers l’exportation et, d’autre part, celles actives sur le marché national (donc plus protectionnistes), estime le président de l’UEL, Michel Wurth. Or, du commerçant au sidérurgiste en passant par l’artisan, tous seraient aujourd’hui exposés à la compétition internationale. Le temps des clivages idéologiques entre protectionnistes, cartellistes, corporatistes ou libre-échangistes semble effectivement révolu. Il est frappant de noter que le discours macro-économique patronal s’est largement aligné sur celui de la Fedil, de l’ACA et de l’ABBL. Ces dernières années, aucune fissure n’est apparue dans le front uni patronal. Ainsi, le libraire (et président de la CLC) Fernand Ernster ne critique pas le monopoliste Amazon ; pas plus que l’association des patrons menuisiers ne s’offusque du tax ruling accordé à Ikea.

« i » comme dans… La plupart des organisations patronales sont portées par une ou deux entreprises tutélaires : la CLC par Cactus, l’ABBL par la Bil et la BGL, quant à la Fedil, elle était longtemps le porte-parole officieux de l’Arbed. Or, sur les vingt dernières années, ses contours sont devenus flous. Ainsi, le nom de Fedil ne serait plus à lire comme acronyme, mais comme nom propre, expliquait récemment René Winkin au Wort. Comme pour le « c » dans CSV, les responsables de la Fedil ne savent plus trop comment définir la lettre « i ». À l’intervieweur, René Winkin lançait des mots comme « innovation », « ingéniosité » ou « international ». Dans un entretien publié fin décembre dans le Jeudi, Nicolas Buck donnait une définition très générique de l’industrie comme « une démarche intellectuelle » ou encore comme « vecteur à multiples facettes ». (Au Land, il dira que c’est « un état d’esprit » avant de préciser que les caractéristiques qui unissent les entreprises industrielles, seraient l’exportation et les technologies.)

Parmi les 550 membres de la Fedil on trouve, à côté des fleurons de l’industrie et de la construction, une galaxie de prestataires de services : Big Four, cabinets d’avocats d’affaires, firmes de nettoyage, sociétés de gardiennage… Les cotisations sont calculées selon une clé qui prend en compte la masse salariale et l’amortissement des investissements, avec un montant-plancher annuel de 1 200 euros, dont sont toutefois exemptés les start-ups. Dans un milieu où l’échange de cartes de visite témoigne du succès d’une réunion, le réseautage (que la Fedil décrit comme « facilitation des rencontres ») fait évidemment partie de l’offre de la Fedil. Si le taux d’organisation patronale reste le plus élevé dans l’industrie manufacturière (95 pour cent), la diversification des membres est également un facteur de stabilité pour la Fedil dont la structure de base est financée exclusivement par les cotisations des membres. « Si un grand sortait, estime Winkin, nous n’allons pas nous effondrer. »

La Fedil tente de « se refocaliser » par une opération de rebranding et d’une « autocritique ». Ce jeudi, elle a présenté sa nouvelle « corporate identity » et son dernier slogan : « The Voice of Luxembourg’s Industry » (au lieu du nébuleux « Business Federation Luxembourg » choisi en 2007). Mais, la Fedil s’empresse de préciser que le terme d’industrie serait à comprendre « dans le sens anglo-saxon du terme » (comme on dit tech industry, movie industry ou finance industry). Pas question, par contre, de changer le nom de la Fedil : « C’est comme chez Namur ; tu ne changes ni le nom, ni le Mont-Blanc », dit Michèle Vallenthini, la nouvelle responsable communication. Fedil sera désormais écrit en majuscules, « une grande et puissante organisations ne doit pas se cacher derrière des minuscules ». Le point sur le « i », en forme d’hexagone représentant une vis, a été fracturé par un algorithme. Grâce à cette approche par le « generative design », le nouveau logo serait modulable à l’infini. En fin de compte, il ressemble à un origami.

Des hauts fourneaux aux data centers « Pas toutes, mais une partie des entreprises sortent d’une situation où elles opéraient avec une grande masse de salariés et avec une valeur ajoutée minimale, et où la moindre variation des coûts du travail avait immédiatement un grand impact », dit René Winkin. En mars dernier, dans la matinale de RTL-Radio, Nicolas Buck regrettait que le terme « industrie » éveille encore exclusivement « l’image d’une fabrique dans laquelle travaillent des gens ». Car, prédisait Buck, à l’avenir, « moins de gens y travailleront – comme dans un data center. » À la fin de notre entretien, Nicolas Buck revient sur ces fermes de serveurs : « Aujourd’hui, on a presqu’autant de data centers qu’il y avait de hauts-fourneaux à la fin du XIXe siècle ! »

Mais à visiter une des 23 salles de machines d’Internet implantées au Luxembourg, on se rend compte qu’ils sont quasiment exempts de toute trace humaine. Dans les couloirs fluorescents, la présence humaine, méticuleusement répertoriée et surveillée, est considérée comme un facteur de risque, une intrusion. Peut-être que c’est cette vision d’avenir qui explique que la Fedil parle moins des coûts du travail. Et si pour l’industrie 4.0 la question des salaires serait secondaire tout simplement parce qu’elle n’emploiera plus de salariés ?

Bernard Thomas
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