La foule bigarrée très disco soudain se divise en deux comme la mer devant Moïse. Entre un homme en costume d'un blanc si blanc que cela fait presque mal aux yeux. Le doigt en l'air, le sourire de pub pour dentifrice, les cheveux gominés, le déhanchement: tout y est, c'est John Travolta dans Saturday Night Fever (John Badham, 1977). Enfin, c'est pas vraiment lui, en l'occurrence c'est Tom Leick qui visiblement s'éclate à jouer le danseur disco le plus connu du monde. Mais il fait forcément référence à John Travolta. Et son Olivia Newton John est jouée par Claude Mangen, incroyable en drag-queen sans scrupules et aguicheuse. Ils nous livrent ici une des plus belles scènes de Dancing, pièce entièrement dansée, créée par Paul Kieffer (pour la mise en scène) et Hélène van den Kerchove (pour la chorégraphie), dont l'idée est basée sur le spectacle Le Bal de Jean-Claude Penchenat (1982) et son adaptation par Ettore Scola pour le cinéma (1983). Sauf que Paul Kieffer a transposé l'idée de revisiter tout un siècle en dansant au Luxembourg. Paul Kieffer est non seulement metteur en scène au théâtre, mais aussi scénariste et réalisateur de cinéma et, au-delà, cinéphile, voire cinéphage. Tout Dancing s'en ressent: non seulement pense-t-il sa pièce en images, en compositions visuelles, mais en plus, il l'enrichit en niveaux de lecture et en codifications en la parsemant de références à l'histoire du cinéma. Comme si, parallèlement aux bals des immigrés italiens des années 1920, aux soirées dansantes un rien frivoles des grands bourgeois des années 1930, aux soirées tristes entre femmes abandonnées qui attendent le retour de leurs hommes de la guerre durant les années 1940 ou aux soirées hippies, punk ou disco de la fin du siècle, il fallait constamment penser l'histoire du cinéma en même temps. Dancing raconte donc l'histoire du siècle passé telle qu'elle aurait pu se passer dans une salle de bal, gérée par Marie-Paule von Roesgen en patronne sévère et exigeante et son fidèle serveur Thierry van Werveke (qui n'est pas sans rappeler le James de Dinner for one). Les femmes font leur entrée une à une et, face au public, se préparent pour une soirée qui s'annonce mouvementée. Comme si elles se regardaient dans un miroir, chacune des femmes ajustent qui son décolleté, qui son maquillage ou vérifie l'état de ses dents. Puis entrent les hommes en rangée, sur le célébrissime We will rock you! de Queen, Fernand Fox en tête - et déjà, le public est sous le charme. Au-dessus du comptoir, l'ensemble La Boca joue les valses, valses-musette, tangos et autres mélodies dansables en direct - jusqu'à ce que la querelle des anciens et des modernes, quelque part dans les années 1960, entre les Great balls of fire chanté par Thierry van Werveke, et la Bamba, se termine en faveur des modernes : la musique sera alors jouée par la radio ou des disques. Dancing essaie de raconter les bouleversements historiques d'un siècle au Luxembourg tels qu'ils furent (indirectement) vécus dans un lieu aussi privé qu'une salle de bal. La grande question est alors: combien de vie extérieure va entrer dans cet espace social aussi fermé que défini? Paul Kieffer a décidé de faire entrer quelques faits sociaux comme l'immigration ou la discrimination de minorités, et les principaux chamboulements politiques (notamment la deuxième guerre mondiale), mais sans qu'on ne puisse y déceler de véritable fil rouge. Car si Dancing regorge de moments absolument délicieux - Fernand Fox et Roger Seimetz en hippies, Christian Kmiotek en punk provocateur, Chrëscht Rausch en danseuse de valse toute de blanc vêtue, Serge Tonnon en danseur disco, Sascha Ley en diva snob des années 1910 ou en dragueuse lesbienne très garçonne, Josiane Peiffer en bourgeoise arrogante et saoule ou en danseuse techno, tous les costumes absolument magnifiques, etc. -, il lui manque une unité. Beaucoup trop long avec ses trois heures, notamment pour cause d'une douzaine de changements de costumes (pour 21 acteurs!), le spectacle souffre de son éclectisme. On a du mal à déceler son message ou le plot qui tienne toutes ces anecdotes et saynètes. Le tout donne un peu l'impression d'une auberge espagnole où chaque acteur ou actrice aurait improvisé sur quelques idées de base, le résultat étant l'addition de toutes ces propositions. Peut-être parce que Dancing s'est produit sans dramaturge - Tom Hensgen, qui devait y participer, est mort en avril, le spectacle lui était dédié -, parce qu'il travaillait par associations (d'idées, de références), parce que la danse utilisée était une reproduction et non un moyen d'expression, ou peut-être parce que le spectacle n'avait pas eu le temps de décanter - quelque part, il manquait ce détail qui en aurait fait un très grand moment de théâtre. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il n'y avait pas de mauvais texte. C'est toujours ça de gagné...
Dancing de et mis en scène par Paul Kieffer, chorégraphie: Hélène van den Kerchove, costumes et décor: Jeanny Kratochwil, musique: Jeannot Sanavia, interprétée live par l'ensemble La Boca; avec: Pierre Bodry, Fernand Fox, Oscar Garcia-Martin, Maxine Haas, Pol Hoffmann, Christian Kmiotek, Tom Leick, Sascha Ley, Nickie Lippert, Claude Mangen, Anne Mootz, Sonja Neuman, Josiane Peiffer, Christiane Rausch, Monique Reuter, Roger Seimetz, Anne-Marie Solvi, Serge Tonon, Marie-Paule von Roesgen, Thierry van Werveke et Pat Wengler. Plus de représentations.