«De toute ma vie, la seule chose digne, c'était le baiser sur l'asphalte, pour une fois, je me suis senti bon, affirme Arandir quelques minutes avant de mourir. C'est si beau d'embrasser celui qui meurt et je ne le regrette pas!» Tout est bon dans cet héros de la pièce Le baiser sur l'asphalte (O beijo no asfalto) de l'auteur brésilien Nelson Rodrigues, que Marja-Leena Junker mettait en scène aux Ateliers du Théâtre national du Luxembourg (qui en était également le coproducteur), pour le trentième anniversaire du Centaure. Arandir n'a pas de défaut: il est jeune, il est beau, il aime sa femme, lui fait l'amour tous les jours... Et il est bon. Ainsi, très affecté d'avoir vu un homme se faire écraser par un bus sur la place centrale de Rio, il a eu pitié de lui et a réalisé son dernier voeu, celui d'un ultime baiser avant de mourir.
Arandir est un rôle de super-héros sur mesure pour Jules Werner, l'ancien élève de Marja-Leena Junker, qu'on a pu découvrir tout jeune encore dans Lapin Lapin et autre Orphelin au Centaure et qui, sept ans après avoir quitté le Luxembourg pour Londres, où il a terminé sa formation et joue maintenant dans la troupe Propeller, revient pour la première fois jouer «à la maison». Devenu lui aussi tellement «super-héros» qu'il était dans tous les médias et ne peut sortir sans rencontrer dix ex par soir (d'Land 20/04).
Et c'est vrai qu'il a mûri, Jules Werner. Le rôle d'Arandir, le tombeur adulé par les deux filles d'Aprigio (Frank Sasonoff), dont l'une est sa femme et l'autre secrètement amoureuse de lui, lui va comme un gant. Il n'a pas de côté sombre, cet Arandir, il est cent pour cent victime. De la société brésilienne de la fin des années 1960 par exemple, où les pères sont jaloux de leurs gendres, ou encore de la police corrompue collaborant avec la presse à scandales pour casser cet homme sans aucune raison. Car le journaliste Amado Ribeiro (Christian Magnani) de La ultima hora, petit raté qui mise sur le fait que «la pédérastie fait vendre du journal», a proposé au commissaire Cunha (Stéphane Titelein) de faire «danser la ville» en montant de toutes pièces une histoire à scandales d'un fait divers sans aucune importance.
Plutôt que de l'homosexualité, Le baiser sur l'asphalte traite du pouvoir des médias - Rodrigues, mort en 1980, était lui-même issu d'une famille d'éditeurs de journaux et travailla surtout comme journaliste -, de la corruption de la police et des abus de pouvoir des deux institutions. Car à eux deux, Ribeiro et Cunha arriveront à briser un homme et son entourage, qui pourtant avaient l'air si intacts.
Le baiser sur l'asphalte n'est pas une très bonne pièce, parce qu'elle n'a guère de qualités littéraires et parce qu'elle a mal vieilli: le fait invoqué, autour duquel tout est censé tourner comme un thriller ou une tragicomédie, semble si dérisoire, vu d'ici. Mais Marja-Leena Junker avait envie, pour l'anniversaire de la maison qu'elle dirige, de monter une vraie grande pièce, avec plein de personnages, de ceux que la petite salle du Dierfgen et les modestes moyens de cet admirable théâtre privé ne permettent jamais de monter. Donc: treize acteurs, les plus fidèles de la maison, comme Jules Werner et bien sûr Frank Sasonoff, Myriam Muller, Alain Holtgen et Pierre Bodry, quelques acteurs repérés sur d'autres planches, comme Caty Baccega, Monique Reuter et Paulo Cardoso, et de nouvelles têtes, venues d'ailleurs, comme Irina Fedetova, Luc Lamesch, Christian Magnani, Barbara Muller et Stéphane Titelein.
René Nuss a composé une musique entraînante, marquant très fortement l'ambiance: plus industrielle au début, signifiant la grande ville et son chaos, puis plus chaleureuse, genre samba revisitée, elle se fait de plus en plus menaçante et donne le ton de l'évolution de l'histoire. Ironiquement, comme si cette grande scène des Ateliers du TNL était quand même trop grande pour ceux qui ont l'habitude de travailler sur une surface qui tiendrait dans un mouchoir, Karel Spanhak avait construit un décor en plastique ondulé, comme deux bâtiments formant une rue, et l'espace pour jouer s'en trouvait à nouveau très fortement restreint. Les costumes d'Uli Kremer si délicieusement seventies, trop petits, trop colorés et trop synthétiques, contribuaient au plaisir esthétique.
Loin d'entrer dans l'anthologie des meilleures productions de théâtre du XXIe siècle - trop légère, trop insignifiante, trop hystérique par moments - Le baiser sur l'asphalte regorgea au demeurant de quelques moments magiques, absolument formidables. Comme les duos Muller/Baccega en deux soeurs restées gamines chamailleuses, l'incroyable tension de Myriam Muller, toute en fragilité, apeurée, lors de l'interrogatoire de Selminha au commissariat, ou Jules Werner, qui, à bout, traqué, barricadé dans une chambre d'hôtel, se lâche dans cet aveu d'humanité.