Libérés, délivrés

d'Lëtzebuerger Land vom 05.10.2018

Depuis quelques mois, c’est la nouvelle mode. Les petits commerces désaffectés ne semblent plus condamnés à se métamorphoser en agences immobilières ou en restaurant de sushis. On ne compte plus, désormais, les salles dédiées aux jeux d’évasion grandeur nature, autrement dit, des escape rooms, qui fleurissent à plusieurs endroits du grand-duché : Escape Hunt place de Paris, Outperform rue du Saint Esprit, Crocus rue de Hollerich, 216K à Cessange, Enigmo à Dudelange... C’est peut-être une idée de reconversion pour les gestionnaires de food trucks que le climat hivernal pousserait à mettre la clé sous le tableau de bord.

Le principe de base est simple : vous et votre équipe disposez d’un temps limité pour résoudre un certain nombre d’énigmes, recueillir des indices cachés à différents endroits, et être suffisamment ingénieux pour trouver l’issue de l’histoire que l’organisateur du jeu vous aura racontée. Au départ, il fallait réussir à s’échapper d’une pièce ou ouvrir un coffre, en trouvant des clés cachées au milieu d’un capharnaüm et en déchiffrant des hiéroglyphes qui vous donnaient le code d’un cadenas. Avec le temps, les scénarios ont évolué et les ambiances sont maintenant aussi soignées que les décors d’une épreuve de Fort Boyard. La variété des situations proposées semble sans limite : un braquage dans une ancienne salle des coffres, des joyaux de la couronne qu’il faut retrouver avant le début d’une cérémonie, un égyptologue dont il faut sauver l’héritage, une secrétaire disparue sans laisser de trace, une galerie d’art moderne cible d’événements mystérieux, une yourte mongole abandonnée dont il faut sortir, une princesse japonaise à qui il faut transmettre un message, et bien évidemment, une prison dont il faut s’échapper. Le cours de la menotte n’avait jamais été aussi haut depuis la parution de 50 Shades of Grey.

Il y a des modes qu’on ne comprend pas, comme les peintures mates sur les voitures de sport, les jeans trop larges qui tombent sur les fesses des jeunes quand les pantalons de costume aux jambes trop courtes dévoilent les mollets des vieux. Inutile de chercher la motivation profonde à ces phénomènes. En l’occurrence, il semble encore une fois qu’on puisse classer l’humanité en deux catégories. D’un côté, il y a ceux qui ressentent le besoin de s’identifier à Michael Scofield, le héros de Prison Break qui avait caché dans ses tatouages son plan d’évasion du pénitencier, et de l’autre les personnes dont la virilité n’a pas besoin d’être alimentée par des défis dépassant ceux du quotidien. Si partir à la recherche de la deuxième chaussette au milieu de la manne à linge, deviner où votre épouse a pu ranger votre rasoir sans retourner toute la salle de bain, essayer de vous rappeler où sont ces satanées clés de voiture, déchiffrer l’ordonnance de votre médecin avec l’aide de votre pharmacien ou tenter de comprendre les règles des contributions directes concernant l’abattement de revenu pour frais extraordinaires suffisent à assouvir votre soif de mystère, alors vous ne comprendrez certainement pas ce qui pousse vos congénères à payer pour se mettre dans des situations problématiques. 

L’idée c’est que galérer à plusieurs, c’est rigolo. Et qu’on est même prêts à consacrer une ou deux heures de son temps et quelques dizaines d’euros pour en baver. Tout compte fait, c’est un peu comme les week-ends déménagements quand vous aviez vingt ans. Vous vous retrouviez entre copains et vous deviez relever l’un après l’autre des défis tels que « comment faire descendre trois étages sans ascenseur à cette machine à laver ? » ou « comment remonter ce splendide dressing à quatre portes et douze tiroirs sans notice de montage ? » sans oublier le grand classique « comment faire en sorte que tous les cartons entrent dans cette camionnette ? » pour terminer par l’énigme ultime de fin de parcours « au fait, où a-t-on mis les clés du nouvel appartement ? ». 

Le côté « faire équipe dans l’adversité » trouve évidemment son apogée si votre département ressources humaines a l’idée d’organiser une séance team building avec vos collègues de travail. Il vous faudra non seulement faire preuve de perspicacité pour résoudre les énigmes, mais également de sang-froid pour ne pas céder à la tentation d’enchaîner le chef de la compta sur la table de torture dont vous venez de vous évader. 

La beauté de ce procédé, c’est que le concept peut se décliner à l’infini : un frontalier belge prisonnier de sa voiture qui doit trouver un moyen de faire le trajet Steinfort – Sterpenich en moins d’une heure, un boucher pris en otage dans sa chambre froide par des activistes végans, un patient du CHL qui doit trouver le moyen de voir un médecin avant la fermeture des urgences ou, pourquoi pas, un électeur enfermé dans un isoloir à essayer de trouver dans quelles cases mettre les bonnes croix…

Cyril B.
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