Le cargocenter, pièce maîtresse de la lutte contre la pandémie de Covid-19, et ses entreprises font le bonheur du gouvernement et rassurent sur l’investissement consenti pendant des décennies

Fierté nationale

Le « Schenck », monumental robot sur roues, stocke en ses entrailles les biens récupérés sur la rampe puis les dépose dans l’ent
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 01.05.2020

Miroir magique Les reportages de TV5 Monde ou de TF1 tournés ces derniers jours au Grand-Duché enorgueillissent ses habitants. Aux yeux des Français, le Luxembourg organise admirablement sa sortie de confinement après avoir brillamment contenu la pandémie et la létalité du Covid-19. La distribution de masques pensée par le gouvernement puis mise en musique par l’armée, les communes et les organisations professionnelles apparaît dans l’Hexagone voisin et dans le monde francophone comme la preuve qu’il était possible de bien faire. Gilles Roth, bourgmestre (CSV) de Mamer, explique aux journalistes que c’est avant tout une histoire d’argent : « Une toute modeste différence avec beaucoup de communes françaises est que nous disposons des moyens financiers pour assurer ça ». « Entre 300 et 500 000 euros » pour les mois prochains, assène l’édile. Mais le fric ne suffit pas seul à assurer la profusion en masques. Ce nouvel indicateur de richesse en ces temps troublés tient aussi à un engagement public résolu et bien senti dans un cargocenter qui, dans la crise sanitaire, écrit les plus belles lettres de son histoire.

« Fliger mat 8 Millioune Masken aus Zhenghzou (sic) gelant, esou RTL-Informatiounen ». RTL.lu pousse l’information sur les smartphones de ses abonnés à l’heure de la sieste dominicale. Le ministre des Transports vient de publier sur Instagram des photos de lui devant « City of Clervaux », l’avion de Cargolux qui a acheminé le matériel médical depuis la Chine jusqu’au tarmac du Findel. Lundi, les employés de LuxairCargo déballent la marchandise. Les palettes en aluminium débarquées la veille de l’aéronef sont démontées et réparties sur des palettes en bois. Dans un ballet maitrisé, les chariots élévateurs répartissent les caisses de carton dorénavant entourées de cellophane. Des cartons de masques, couverts d’inscriptions en chinois partent vers Lodz en Pologne. Dans cet entrepôt de 85 500 mètres carrés (une quinzaine de terrains de football), les travailleurs de l’ombre assurent la continuité des opérations. Elles avaient été mises en question, raconte Jean-Paul Gigleux, à la fermeture des écoles mi-mars. « Une partie de notre staff a quitté le travail », explique le patron de LuxairCargo, entité de la compagnie aérienne qui décharge et charge l’intégralité du contenu des avions qui posent leurs roues au Findel. 300 des 1 300 employés de la branche ont posé des congés spéciaux. « Et le temps que nous reconstituions nos effectifs, l’activité ne s’est pas calmée. » CFL Multimodal, Luxport (Mertert), l’agence WSA de l’armée américaine (sponsorisée par le Luxembourg), le transporteur Wallenborn et l’armée nationale ont mis des troupes à disposition. « Les gens de la rampe », ceux qui travaillent au transit passager, ont rejoint la cause quand les vols civils ont cessé le 23 mars. « Les renforts des entreprises extérieures ont été arrêtés. Aujourd’hui, on fait face à l’activité », explique le Français de 49 ans.

Mystérieux volume Quelle est-elle ? Le directeur de LuxairCargo maintient le mystère sur les chiffres (pas d’indicateur en temps réel), mais parle d’un volume « soutenu ». Le matériel médical afflue, principalement de Chine, pour être redistribué sur le Vieux Continent. La société a déchargé 893 000 tonnes de marchandise en 2019, année baissière. Il devrait évoluer dans les mêmes eaux en 2019. Sur le tarmac lundi midi, six avions de Cargolux occupent la moitié des emplacements disponibles. Les élévateurs en ciseaux de LuxairCargo vident et chargent les ventres des avions. « City of Vianden » décolle pour Zhengzhou avec une escale à Novossibirsk à l’aller et au retour. « City of Bertrange » vogue vers New York avec un stopover à Bangor, dans le Maine. Les pilotes ne sont pas autorisés à sortir de l’aéroport en Chine pas plus qu’à New York et Atlanta. Les restrictions internationales compliquent la vie des équipages et de la cellule logistique. Il n’empêche. « Nous avons transporté tous les besoins en matériel médical pour les résidents luxembourgeois », se félicite le patron de Cargolux, Richard Forson dans un entretien au Land mardi. 768 tonnes, informe le ministère des Transports le même jour par voie de communiqué. « Ce chiffre équivaut à dix avions-cargo de type Boeing 747 », ceux qu’opère justement la compagnie nationale de fret. Le chiffre tombe rond. C’est aussi, en millions d’euros, le montant cumulé (sept plus trois) des deux marchés attribués par l’État à la société de fret dont il est actionnaire majoritaire, comme il apparaît sur le très officiel site des marchés publics européens Tenders Electronic Daily. Soit vingt pour cent des dépenses en matériel de santé depuis la crise du Covid-19. Elle s’élève à cinquante millions d’euros selon les calculs réalisés par le média en ligne Reporter la semaine passée. N’est pas considéré dans les dix millions le déménagement de l’hôpital de l’Otan déplacé depuis la périphérie de Bari à Strassen. Celui-ci a couté très précisément 807 692,31 euros. Le coût du transport de l’ensemble du matériel médical rapporté au nombre de tonnes transportées mènerait à un prix de treize euros le kilogramme, soit un coût bien supérieur à la moyenne du marché pour un vol Chine-Europe, établie autour de 8,8 dollars par kg ce mardi selon un rapport spécialisé. Mais le poids indiqué (actual weight) n’est pas le poids volumétrique (chargeable weight) utilisé à propos (pour que les cargaisons volumineuses ne ruinent pas les compagnies aériennes de fret). Celui-ci est bien supérieur en l’espèce puisqu’il s’agit pour l’essentiel de masques et de blouses, un chargement léger et encombrant. De plus, la somme de dix millions d’euros publiés constitue, explique-t-on, un crédit de service à prester par Cargolux pour le compte de l’État. Le transporteur aérien, selon sa direction, reste à la disposition du Luxembourg.

Le sens de la fête En cette année de cinquantenaire de la compagnie aérienne (qu’elle n’arrive d’ailleurs pas à célébrer à cause de la crise du Covid-19 et de la paralysie des vols passagers), le Luxembourg peut se satisfaire d’avoir investi et soutenu cet acteur majeur du fret aérien international. La société a enchaîné les déficits au sortir de la dernière crise financière de 2008 et l’État a mis la main à la poche pour son développement commercial. Depuis le mois de mars, le maintien au sol des compagnies aériennes telles qu’Air France-KLM, Lufthansa ou British Airways, restreignent les capacités de transport de marchandises dans les soutes (belly). Les capacités sont reportées sur les protagonistes du full freight, des entreprises comme Cargolux dont la seule vocation est de transporter du fret, normalement à haute valeur ajoutée. Aujourd’hui, selon les sites spécialisés, les capacités cargo entre l’Asie et l’Europe sont saturées. Aucun espace de chargement aérien n’est disponible d’ici la fin mai. Si bien que les prix atteignent des records historiques. Quatre fois leur niveau du début d’année. Pour ce qui est de la relation contractuelle entre l’État et Cargolux, Richard Forson préfère en taire les termes. Celui qui est arrivé en 2012 (quand Qatar Airways est entré, très temporairement, au capital de la compagnie) assure cependant « qu’on est loin des prix (yield, ndlr) vus sur le marché actuellement ». L’intéressé a fait de cette mission « une question humanitaire ». Le ministre de tutelle, François Bausch (Déi Gréng), abonde : « Cargolux a essayé de ne pas exagérer quand même ».

La nature des mouvements de marchandises a évolué. Les flux de matériel de santé ont pris le pas sur les autres biens de consommation. Le Findel est devenu un hub européen pour assurer l’approvisionnement de la région en la matière. François Bausch s’emballe volontiers sur cette « performance de la plateforme logistique » locale. Le ministre vert, contacté par téléphone mardi, se dit « très fier », notamment parce que « des grands pays européens ont du mal à s’approvisionner et nous, nous, construisons un pont aérien avec la Chine et le reste du monde pour se procurer le matériel médical ». La toile logistique tissée pendant des décennies a été déployée, notamment pour acheminer l’hôpital de campagne des Pouilles jusqu’au CHL. Mais ce sont surtout les relations avec la Chine qui ont payé. La présence de l’actionnaire HNCA, groupe d’investissement dans l’aviation de la province du Henan, dans le capital de Cargolux a conféré une fluidité certaine dans les échanges avec le Grand-Duché. La Chine a par exemple aidé dans l’attribution de créneaux aériens.

Train manqué Rencontré mardi après-midi au « Lorang », le désuet quartier général de Cargolux (qui, sans la crise, aurait été délaissé pour le siège flambant neuf adjacent au centre de maintenance de l’autre côté de la piste), Richard Forson indique que Cargolux a joué « un rôle vital ». « L’Europe et les États-Unis (les deux plus grosses destinations de la compagnie de fret ces temps-ci, ndlr) ont été surpris par la crise sanitaire. Elle était vue comme un problème chinois et d’un coup tout le monde s’est mis à acheter du matériel qui, ironiquement, était conçu en Chine », analyse le CEO. Il estime à « plusieurs milliers » de tonnes de marchandises médicales redistribuées sur le Vieux Continent. Ce que François Bausch traduit par « l’occasion d’entretenir de bonnes relations avec les pays européens ». Le ministre écologiste indique en outre avoir travaillé à l’acheminement d’un train de marchandises depuis le centre logistique de Zhengzhou (province du Hénan) jusqu’au hub de Bettembourg. Un mode de transport plus logique, plus économique et donc plus écologique pour ce type de cargaison. « Un train était prêt à partir. J’ai essayé de contacter mon homologue allemand pour le charger, mais nous n’avons pas réussi à le convaincre », affirme François Bausch. Le ministre précise cependant que le projet tient encore la route, maintenant que les États agissent moins dans l’urgence sanitaire. Pour l’heure, l’entrepôt de CFL Multimodal au hub méridional stocke les millions de masques.

Le gros des affaires transite par le cargocenter. Les caisses s’amoncèlent ces dernières semaines parfois « jusqu’au plafond », affirme le ministre Bausch, avant de filer sur les routes. La complémentarité entre les acteurs opère. Cargolux est de loin le principal opérateur. Derrière, les China Airlines (Taïwan), Silk Way (Azerbaïdjan), Qatar Airways ou encore Atlas Air (États-Unis), aussi des pure players du fret. Contrairement aux autres centres logistiques aéroportuaires, un seul agent, en l’espèce LuxairCargo, effectue le handling. Pour cause, les infrastructures appartiennent à LuxairCargo. On y retrouve notamment la pièce maîtresse, le Schenck, un gigantesque robot sur roues qui fait le lien entre le tarmac (la rampe) et l’intérieur du site. Son gigantesque bras mécanique récupère d’un côté, stocke dans l’un de ses 1 600 emplacements, et redépose le moment venu l’objet (majoritairement une palette de matériel de protection sanitaire aujourd’hui, mais un hélicoptère ou une formule un en temps normal) du côté de l’entrepôt. En forme de « L », celui-ci se divise en deux zones au centre desquelles trône la croix de splitting sur laquelle roulent les marchandises. À l’import, on accueille la cargaison des avions pour les charger sur les camions quelques heures plus tard. À l’export, on fait l’inverse.

Amazon Air Les investissements consentis dans le passé, comme le pharmacentre en 2013, confèrent au centre logistique certains avantages concurrentiels. Et c’est bien dans cette direction que ses protagonistes se dirigent. La crise fait que « ça tourne plus fort que d’habitude (…) et bouge les lignes », pour reprendre les termes de Jean-Paul Gigleux. On frôle la saturation. Mais LuxairCargo et Cargolux se gardent bien d’ouvrir les vannes. Tous, capitalistiquement liés à l’État, misent sur la recherche de qualité, ainsi que sur la durabilité du modèle d’affaires. L’innovation technologique en matière de décarbonisation du fret aérien, résolument destiné aux biens de haute-valeur et aux périssables, guidera le choix de renouvellement de la flotte de Cargolux (aujourd’hui trente avions dont une partie arrive en fin de cycle). Les réflexions ont été entamées à ce sujet. La digitalisation permettrait, elle, explique François Bausch, d’intégrer davantage les interventions des différents opérateurs dans la logique de la single window for logistics. De ce point de vue, l’arrivée d’Amazon Air en Europe n’effraie pas les différents intervenants luxembourgeois, même si, selon nos informations, le groupe américain tente de piocher dans leurs staffs pour se développer régionalement, entre Leipzig (hub opérationnel) et Luxembourg (siège européen). Interrogé à ce sujet, Richard Forson indique que le leader mondial du e-commerce est davantage vu comme un distributeur régional et donc qu’il ne concurrence pas le modèle de distribution, en vrac depuis des destinations plus lointaines, de Cargolux. Tels sont les défis à venir, mais ce mercredi, les actionnaires réunis en assemblée générale, s’entendent sur un fait : la compagnie digère la crise du Covid-19. Le cargocentre montre lui son adaptation pour assurer une certaine autonomie et marge de manœuvre logistique à un petit pays enclavé. Voilà qui rassure et satisfait dans un contexte d’incertitude.

Pierre Sorlut
© 2024 d’Lëtzebuerger Land