Il fut un temps béni où la regrettée Loftleidir offrait les liaisons New-York/Europe les moins chères du marché, charriant ainsi la fine-fleur du jazz nord-américain, donc du jazz tout court, vers le vieux continent via le Melusina à Luxembourg. Ces temps sont bien révolus et aujourd’hui c’est à Gouvy que les Luxos vont s’encanailler en se goinfrant de (mauvaises) frites et d’(excellentes) saucisses, tout en se mettant les oreilles pleines de notes bleues.
Les rails sont à La Ferme Madelonne, lieu bucolique du Gouvy Jazz Festival, ce que les airs furent au Melusina. Dans cette petite bourgade des Ardennes belges convergent en effet les lignes de chemin de fer pour aller vers le Nord, ce Nord que les Gouvions ne sont pas prêts de perdre car tous les chemins du jazz mènent, au début de chaque mois d’août, à Gouvy.
Depuis plus de trente ans, bière blanche et musique noire y font bon ménage et de Dizzy Gillespie à Art Blakey, en passant par Bill Evans, Dexter Gordon, Barney Wilen, Archie Shepp, etc, les plus grosses pointures y sont venues faire le bœuf au milieu des vaches de la campagne ardennaise. Feu Jacques Pelzer, pharmacien à Liège, saxophoniste à Gouvy, était avec Jonny Griffin (qui a lancé le slogan « Gouvy is groovy ») un habitué de la première heure (bleue), ce qui a valu aux deux compères le douteux honneur d’avoir leur stèle dans l’enceinte de la ferme, stèle dont la laideur est inversement proportionnelle à la beauté de leur musique, prouvant par là même que le jazz, décidément, ne se grave pas dans la pierre. Un musicien de jazz digne de ce nom n’acceptera jamais ni légion d’honneur, ni carte de membre du Rotary, ni même prix Nobel de la Paix car, qu’on se le dise, le jazz n’est pas une musique populaire pour les élites, mais une musique élitiste et élitaire pour le peuple.
Aujourd’hui, les régionaux de l’étape s’appellent Toots Thielemans, Philippe Catherine et, bien sûr, Hein van de Geyn qui nous a offert le week-end dernier son dernier concert à Gouvy, avant d’aller se ressourcer (définitivement, nous menace-t-il) en Afrique, lointaine terre ancestrale du jazz. Le chant mélodieux de sa contrebasse nous manquera à coup sûr et, samedi dernier, les cordes caressées par les doigts complices de Hein dialoguaient une ultime fois avec le saxophone alto de Phil Woods qui, lui, tutoyait son alter ego Jesse Davis. En épousant Chan, la veuve de Charlie Parker, Phil Woods aurait pu improviser sur Widow weep for me, mais il a préféré tisser sa propre toile et c’est ainsi que nous avons entendu samedi dernier une musique d’une subtile nostalgie rappelant par moments l’art très « west-coast » de Zoot Sims et de ses « brothers ».
Mais avant ce sublime chant de cygne, nous nous sommes ennuyés ferme en compagnie d’un Christian Escoudé bien fatigué qui avait du mal à échauffer l’assistance, qui ne se réveilla qu’avec le formidable quintette de Hal Weary. Ces cinq compères-là avaient de l’énergie à revendre, une complicité à partager, une virtuosité et une bonne humeur à nous faire oublier une fraîcheur très peu estivale. Amateurs de hard-bop franc et authentique, de jazz qui ne se pose pas trop de questions, retenez ces noms qui viennent de débarquer de New-York et n’auront sûrement pas fini de secouer les festivals de la vieille Europe !
La fête se prolongea samedi avec notamment David Sanchez et Roy Hargrove, avant de se terminer dimanche, tradition oblige, sur des notes de blues produites entre autres par Stan Webb et ses Chicken Shack. As time goes by…