Pommes de terre

Culture populaire

d'Lëtzebuerger Land vom 15.12.2017

Seul sur Mars, Matt Damon prouve qu’on peut vivre des mois entiers en ne se nourrissant que de patates. Cela n’étonnera pas les habitués au régime chips–purée-frites-Gromperekichelcher. Ce qui est plus surprenant est, en fait, qu’on puisse en faire pousser sur la planète rouge. Techniquement, il faudrait peut-être les rebaptiser « pommes de Mars », mais là n’est pas la question. Même sur un sol aride et presque dénué d’atmosphère, avec un peu de ses excréments et de l’eau recyclée de sa transpiration et de son urine, la star arrive à cultiver le divin légume à partir des restes des rations alimentaires trouvés dans son module spatial. On se dit qu’il a de la chance que le chef cuistot de la Nasa n’ait pas mis des épinards ou des salsifis au menu du jour. Mais, surtout, on se demande pourquoi on en fait pousser au grand-duché, un pays où le prix de l’immobilier pousserait plutôt tout propriétaire d’un terrain de vingt hectares (taille moyenne des exploitations) à le revendre à la découpe à un promoteur pour y faire pousser des maisons en forme de boîtes à chaussure vitrées.

Qui plus est, on exporte cette production ! Et, pour que le paradoxe soit complet, on l’exporte vers des pays où la terre est moins chère, en Afrique et en Asie notamment. La principale raison semble être que les consommateurs locaux préfèrent des tubercules bien propres, qui ont poussé dans du sable, plutôt que de se mettre plein de terre sur les doigts en épluchant les variétés cultivées dans l’Ösling. En réalité, il s’avère aussi qu’une grande part des exportations est constituée des plants, et non des légumes prêts à être cuisinés. Pour vendre les patates locales aux consommateurs locaux, l’idée de génie a été de miser sur la qualité (mais il sera difficile pour le meilleur gastronome de reconnaître, dans un blind test, la provenance des tubercules) et, surtout, le patriotisme. C’est ainsi que le label « Produits du terroir » a été créé pour les pommes de terres luxembourgeoises (Lëtzebuerger Gromperen), alors qu’il ne s’applique qu’à deux autres produits : la viande de bœuf et le blé et ses dérivés. 

Ce n’est que justice. Le développement du pays semble, en effet, assez lié à celui de la pomme de terre, même si l’étymologie du mot Gromper est trompeuse. En effet, au début du XVIIIe siècle, ont d’abord été importés du Nouveau Monde des plants de topinambours (alias des « poires de terre », ou « Grond bir »). Des raisons fiscales ont ensuite favorisé la confusion des deux espèces, puisque la pomme de terre, plantée en champs, était soumise à une dîme, alors que le topinambour, cultivé dans les jardins, en était exempté. Mais les Luxembourgeois, comme tout le monde, ont vite préféré la pomme de terre à son lointain cousin, d’autant plus que ledit légume a toujours été cultivé dans les terres peu fertiles, mais abondamment arrosées, ce qui correspond assez bien à la définition de l’Ösling. Ajoutez à cela une position stratégique sur l’axe européen de propagation de la pomme de terre (des Pays-Bas jusqu’à l’Ukraine) et une obligation de nourrir les troupes Napoléoniennes au temps du « département des forêts » pour installer définitivement cette culture dans le patrimoine génétique et gastronomique du jeune grand-duché.

Même si la pomme de terre ne représente plus aujourd’hui que environ un pour cent de la valeur totale de la production agricole du pays, avec un chiffre d’affaire de la filière d’environ trois millions d’euros, la cinquantaine d’exploitations affiliées au « Syndicat des producteurs de plants de pommes de terre », créé en 1945, font certainement autant partie du patrimoine culturel que la Bouneschlupp, le secret bancaire ou les brasseries. S’il fallait une preuve de l’entière confiance accordée à « Laura » pour réussir la purée, « Alexandra » pour les gratins, « Victoria » pour résister à la vapeur ou « Nicola » pour une chair plus ferme (on est encore loin de l’égalité des sexes), on pourra citer l’organisation depuis le début des années 2000 du Gromperefest à Binsfeld. À l’instar des vignerons de la Moselle qui élisent tous les ans leur Reine du Vin, c’est à l’issue d’un concours sélectif que sont désignés un Monsieur Patate et une Madame Patate, pardon, le Roi et la Reine des pommes de terre.

Cyril B.
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