France

Le fond de l’air effraie

d'Lëtzebuerger Land vom 05.10.2018

Quand la Tour Eiffel est en partie voilée par un rideau grisâtre, ou quand les cyclistes toussent à cause des gaz d’échappement des voitures, on ne peut guère avoir de doute: l’air de Paris est pollué. Trop pollué. Et c’est aussi la situation en France d’une douzaine de métropoles, selon la Commission européenne : l’Ile-de-France, Marseille, Nice, Toulon, Lyon, Grenoble, Saint-Etienne, Valence, Strasbourg, Reims, Montpellier et Toulouse, auxquelles il faut ajouter la vallée de l’Arve, au pied du Mont-Blanc, et l’île antillaise de la Martinique.

Dans ces agglomérations, les niveaux de diozyde d’azote (NO2) sont trop élevés, donc dangereux pour la santé humaine. Ce gaz très toxique, largement émis par le trafic routier et bien connu pour son rôle dans le scandale mondial du « dieselgate », est avec les particules fines (PM10, de diamètre inférieur à dix micromètres) l’un des principaux responsables de la pollution de l’air. Selon la Commission, les concentrations annuelles de dioxyde d’azote ont par exemple atteint 96 microgrammes/m3 à Paris en 2016, bien au-delà de la valeur limite européenne de 40 microgrammes/m3.

C’est que depuis 2008 une directive de l’Union sur la qualité de l’air ambiant définit des normes concernant les concentrations en polluants. Après une décennie de mises en garde en raison de dépassements, la Commission européenne, par la voix du commissaire à l’environnement Karmenu Vella, a donc décidé le 17 mai dernier de porter le contentieux avec la France devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) à Luxembourg. L’Allemagne et le Royaume-Uni sont égalementi visés pour leurs dépassements des valeurs limites de NO2, tandis que pour l’Italie, la Hongrie et la Roumanie, il s’agit des particules fines.

Il faut dire que l’enjeu de santé publique est majeur.  La pollution atmosphérique provoque chaque année 48 000 morts de plus en France et quelque 400 000 décès prématurés dans l’Union. Ce qui en fait le principal facteur environnemental de risque pour la santé et la troisième cause de mortalité, après l’alcool et le tabac. Sans compter que cette pollution affecte en premier lieu les personnes les plus vulnérables.

Pour tenter de bien faire prendre conscience de l’enjeu, l’essayiste israélien à succès Yuval Noah Harari dresse une comparaison saisissante dans son dernier ouvrage, 21 leçons pour le XXIème siècle (édité en France par Albin Michel). D’un côté, « depuis le 11 septembre 2001, les terroristes ont tué un total de 25 000 personnes dans le monde (surtout dans les pays musulmans), tandis que la pollution de l’air a entraîné autour de sept millions » de décès. Dès lors, se demande-t-il, « pourquoi des gouvernements perdent-ils les élections à la suite d’attentats sporadiques mais pas à cause de la pollution chronique de l’air ? »

On comprend donc que Bruxelles ait tapé du poing sur la table. Si la CJUE condamnait Paris, elle pourrait la sanctionner avec des astreintes d’au moins 240 000 euros par jour jusqu’à ce que les normes de qualité de l’air soient respectées. Mais on sait aussi que la procédure européenne sera longue et incertaine. Car entre la saisine et la condamnation, il peut se passer des années : la Cour doit d’abord prononcer un possible «arrêt en manquement», après quoi la Commission est chargée de faire exécuter l’arrêt, et si la France ne respecte toujours pas la directive de 2008, alors seulement les juges peuvent prononcer une condamnation financière.

C’est notamment en raison de cette lenteur que plus de soixante-dix associations, emmenées par Greenpeace, les Amis de la Terre ou France Nature Environnement, viennent de déposer, mardi 2 octobre, un recours en France. Elles ont saisi le Conseil d’État, plus haute juridiction administrative du pays, en demandant une astreinte journalière de 100 000 euros pour non-respect des normes européennes. Ainsi qu’une révision des plans d’action pour chacune des zones du pays les plus affectées par la pollution. Une initiative saluée par le parti écologiste Europe Écologie-Les Verts (EELV), pour qui « la demande des associations est de bon sens: tout citoyen a le droit de respirer un air qui ne tue pas et ne rend pas malade, c’est un droit fondamental bafoué par la France ».

Reste que la situation ne va pas pouvoir s’améliorer en quelques semaines. Selon le ministère de la Transition écologique, la pollution actuelle est «l’héritage de dizaines d’années où nous avons privilégié la voiture et le transport routier». À Paris, la maire socialiste Anne Hidalgo, en pointe sur les questions environnementales, entend interdire tout véhicule diesel d’ici 2024, année de l’organisation des Jeux olympiques dans la capitale. Au niveau national, le gouvernement réfléchit à une taxe sur les poids lourds, mais qui est déjà contestée avant même la prise de décision.

Or la situation ne cesse de se dégrader et, selon un rapport de la Cour des comptes européenne, publié le 11 septembre dernier à Luxembourg, il faudrait durcir la directive de 2008 car « la santé des citoyens européens reste insuffisamment protégée ». En effet les normes de l’Union, fixées il y a près de vingt ans, sont devenues « moins strictes » que les préconisations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et « trop peu contraignantes au regard des dernières données scientifiques ». De quoi faire tousser encore bien des cyclistes, à Paris et ailleurs.

Emmanuel Defouloy
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