Science fiction

2042

d'Lëtzebuerger Land vom 17.08.2012

En 2042, le Premier ministre luxembourgeois décida qu’on n’avait plus le choix et qu’il fallait, dorénavant, faire comme les Chinois. C’était le nouveau mot d’ordre en politique. La politique, comme toujours, traînait largement derrière le secteur privé, les finances, les marchés, et prenait les décisions avec plusieurs années de retard. Les chefs d’entreprise européens savaient depuis longtemps qu’il fallait faire comme les Chinois, afin d’avoir une chance de sortir des vagues successives de récession qui mettaient le vieux continent à genoux.
Ils avaient très tôt déjà, dès 2015, commencé à réduire dramatiquement les salaires et les conditions sociales des ouvriers et employés, avaient instauré un système de travail posté qui consistait à faire tourner par roulement de huit heures consécutives trois équipes sur un même poste, afin d’assurer un fonctionnement continu de la production sur la totalité de la journée. Quelques rares voix dissonantes dans la presse s’étaient rapidement tues quand on remarquait que ces nouvelles mesures étaient d’une indéniable efficacité. Les Chinois avaient toujours l’avantage du nombre, certes, mais chez nous l’exploitation allait bon train. On reprit confiance. On avait gagné quelques secondes sur un compte à rebours inextricable.
Puis, donc, c’était au tour de la politique de suivre l’exemple. Depuis des années, les architectes urbanistes chinois (ou étrangers, invités en Chine pour leur expertise) s’étaient amusés à expérimenter avec des villes plus ou moins artificielles, construites du jour au lendemain, ou même pas cela, mais simplement sorties, arrachées, de la terre, telles quelles, avec leurs hautes tours d’habitation, leurs larges avenues, leurs petites places vertes et leurs grouillantes populations. La Chine avait pris l’habitude de ces villes-dortoirs, où l’on entassait parfois jusqu’à 100 000 ouvriers, encerclées de plusieurs usines et fabriques où ces mêmes ouvriers façonnaient des pièces détachées pour téléphones portables ou tablettes numériques.
Au Luxembourg, depuis qu’on avait dépassé le million d’habitants, les zones industrielles et les quartiers de bureaux commençaient cruellement à manquer de place. Le trafic était devenu de plus en plus dense. Dans la capitale et la plupart de ses faubourgs, les voitures n’avançaient qu’au pas, et cela souvent jusque tard dans la nuit. On avait essayé d’améliorer les transports en public, mais l’infrastructure de la ville ne laissait plus aucune marge de manœuvre après la mise en place du tramway, l’augmentation du nombre de bus, la création de pistes cyclables. Une sensation de suffocation se lisait sur les traits tirés des hommes et des femmes que l’on rencontrait en ville. Les incidents se multipliaient.
En partenariat avec les chefs des grandes entreprises, le gouvernement décida donc – chose impensable encore quelques années plus tôt – de déplacer tout le secteur industriel vers un quartier plus ou moins isolé, pour des raisons évidentes. On pensa au Kirchberg, d’abord. Les plus grandes institutions, cabinets, sièges de commissions et conseils d’administration s’y trouvaient déjà, et quelques gratte-ciels de plus n’enlèveraient rien à un paysage déjà fameux pour son caractère ouvertement postmoderne, avec ses tours en verre et ses hôtels design côtoyant des amas de vieilles pierres qu’on avait transformées, il y a plus de trente ans maintenant, en un ensemble de musées dont plus personne, de nos jours, se rappelle l’utilité. Vous savez, aujourd’hui, la contemplation est avant tout une perte de temps.
Finalement, le Kirchberg ne fit pas l’affaire. On s’y sentait déjà à l’étroit. On remarqua qu’il n’y avait pas assez de place pour l’étendue d’un tel projet sur ce menu plateau, promontoire presque, qui surplombait les vieux quartiers de Luxembourg. On craignit également la paralysie provoquée par de tels travaux, même si – comme l’observèrent certains – le chantier ne fonctionnerait, par exemple, que la nuit. Non, il fallait un chantier en production jour et nuit, avec un nombre exorbitant d’ouvriers. Il fallait penser au logement et à la nourriture de ces ouvriers, non, le Kirchberg ne ferait simplement pas l’affaire. Il fallait penser plus grand, faire preuve d’ambition.
On se décida donc pour le Nord du pays. On acheta de la terre aux fermiers (ou plutôt on les força à vendre) et, en un rien de temps, une toute nouvelle ville fut construite là où auparavant quelques vaches solitaires avaient coutume de paître oisivement et à longueur de journée. C’était le projet le plus expérimental que l’Europe avait connu depuis une dizaine d’années. Une ville de la taille d’un simple village – un bled presque – mais s’érigeant vers le haut, telle un de ces joyaux du désert arabe, brillant de mille feux dès que le soleil commençait à s’incliner (d’ailleurs les opposants ne cessaient de se demander d’où venait l’énergie nécessaire au fonctionnement d’une telle ville : apparemment elle était entièrement alimentée en énergie verte).
On comptait sur deux avantages : l’intérêt des entreprises étrangères pour ce projet innovant. Le savoir-faire européen en matière de qualité de vie. Il s’agissait donc d’attirer des entreprises auxquelles on promit un lieu de travail déguisé en lieu d’habitation et de récréation. Car, contrairement à l’application de cette même idée en Chine – et l’on connaît le caractère triste et glauque de ces villes où il n’est pas rare de trouver, devant le porte d’entrée de chez soi, un ouvrier écrabouillé qui s’est jeté du toit de sa haute tour – il s’agissait, au Luxembourg de créer un environnement qui donne envie aux gens d’y travailler, certes, mais également d’y vivre, de ne plus jamais vouloir en (ou plutôt, de n’avoir plus jamais besoin d’en) sortir.
Un village doté de clubs et de bars branchés, de restaurants étoilés, de salles de sport hypermodernes, de centres de spa au luxe oriental, de magasins et de supermarchés aux produits hauts de gamme, de cinémas multiplexes qui avaient l’air de vieux théâtres récemment rénovés, de galeries d’art remplies de natures mortes, mais aussi d’hôpitaux (et surtout maternités), de parcs pour enfants, de crèches à thème, d’espaces verts, et même d’un petit musée pédagogique. On avait pensé à tout. Deux lignes de métro – aux quais bien illuminés et aux wagons constamment entretenus et aspergés d’un parfum apaisant – était tout ce dont on avait besoin pour desservir chaque recoin de la ville.
Évidemment, tout le monde n’a pas envie d’habiter à deux pas de son lieu de travail, voire même quelques étages au-dessus de l’entreprise qui l’a embauché, et donc, au début, on eut du mal à persuader les gens de venir vivre dans cette nouvelle ville qui venait de surgir des entrailles encore fumantes de la terre, un peu comme les guerriers de Cadmos, qui surgirent, armés jusqu’aux dents, du sol thébain. Les gens, s’ils n’y étaient pas simplement installés (« relocalisés » est le terme qu’on utilisait) par leur boîte, se méfiaient. On dût les séduire à coups d’avantages pécuniaires : moins de taxes à payer pour les nouveaux arrivants, réduction de loyers, charges du notaire (lors d’un achat, par exemple) reprises par l’entreprise ou la mairie, etc. Les promesses d’une vie meilleure firent le reste.
On se vanta que la ville ne connaissait aucune criminalité, que la pollution était réduite à un minimum (elle était interdite aux voitures, de gigantesques parkings souterrains s’étendaient tout autour de la ville), bref, que rien n’y entravait le bonheur. On ne mit pas longtemps à la comparer au jardin d’Eden, en plus pudique quand même, car on n’avait, bien sûr, pas le droit de se dévêtir en public, mais l’idée d’autosuffisance et de fermeture hermétique faisait tout autant partie du concept que celle du gardien au glaive de feu.
Car personne n’y entrait impunément. On contrôlait tous les points d’accès. Dès que tu quittais un parking ou une gare (bus et train), il fallait passer par une espèce de douane. Si tu n’y vivais pas, tu devais leur expliquer les raisons de ta visite, signer des formulaires, donner tes empreintes digitales. Apparemment, la ville était dotée d’un des systèmes de vidéosurveillance les plus efficaces au monde. Rien n’était laissé au hasard, mouvements de foules, regroupements, sorties de discothèques, tout était discrètement observé, et il arrivait souvent que les forces de l’ordre se trouvaient sur place alors que l’accroc ne s’était même pas encore produit. Évidemment, selon les rapports officiels, le projet était un succès sur toute la ligne. On brandissait des questionnaires qu’on avait donnés à remplir aux habitants afin qu’ils indiquent leur degré de happiness et de satisfaction. Les résultats avaient été très concluants.
Je connais quelqu’un qui y vit, travaillant pour une de ces multinationales (boutique internet ou opérateur de téléphonie mobile) dont le siège est au Luxembourg. Il est célibataire, n’éprouve aucun besoin de famille, n’aime pas les salles de sport, ni les espaces verts, préfère les petits films indépendants aux blockbusters avec leçon de morale, sort tard et boit beaucoup. Malgré cela, il fait très bien son boulot. Bref, mon ami trouve régulièrement, dans sa boîte aux lettres, des invitations à des soirées de rencontre pour célibataires ou des publicités pour des clubs de gym. Il arrive de plus en plus souvent qu’un barman refuse de lui servir un autre verre, alors qu’il n’est pas encore l’heure de fermeture (qui a d’ailleurs été fixée à minuit pile) et qu’il n’est pas plus éméché que ça. La plupart de ses amis et collègues de bureaux se sont entre-temps mariés, ont eu des enfants, ne sortent plus.
La dernière fois qu’il m’a appelé, cela date de plusieurs mois, il m’a dit que son bar préféré, où il se retrouvait plusieurs fois par semaine avec quelques invétérés qui étaient dans la même situation que lui, a fermé ses portes sans raison apparente. Depuis, je n’ai plus eu de nouvelles de mon ami, et la seule fois qu’il a répondu à mes appels, il disait qu’il devait s’occuper d’une histoire urgente, qu’il me rappellerait.
Récemment il y a eu une série d’articles sur la nouvelle ville. Elle faisait la une dans le Times et l’Economist. Tout le monde s’accordait à dire – avec l’habituel langage hyperbolique du monde de la finance – qu’elle est la dernière lueur d’espoir d’un monde mourant.

Ce texte fut la réponse de Ian de Toffoli à l’appel international à contributions lancé par Philippe Nathan, Yi-der Chou et Radim Louda, l’équipe sélectionnée pour représenter le Luxembourg à la biennale d’architecture de Venise avec le projet Post-City (voir d’Land 28/12 du 13 juillet). Or, jugé trop « polémique » il n’a finalement pas été retenu pour une parution dans le catalogue. Le Land le publie ici dans son entièreté.
Ian de Toffoli
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