Le Luxembourg cherche des stratégies contre l’asphyxie

Maquiladoras, electronic cottages & telework centers

d'Lëtzebuerger Land du 09.12.2016

Droomdenke Dans les années 1970-1980, le régime de l’Afrique du Sud se voyait confronté à un problème de « frontaliers » qu’il avait lui même créé. La « relocalisation » de la population noire et métis dans les townships et bantoustans posait les autorités devant le défi de la mobilité : Comment acheminer quotidiennement les masses prolétariennes (ouvriers, bonnes, vendeurs) vers les quartiers blancs, souvent situés à une centaine de kilomètres de distance ? L’idéologie raciste (ségrégation territoriale) semblait incompatible avec les impératifs économiques (main d’œuvre bon marché). La solution envisagée par les technocrates de l’apartheid était la construction d’un réseau de trains à grande vitesse. Ainsi, les navetteurs devenaient invisibles : ils entraient au petit matin dans les « homelands » blancs, avant de disparaître, le soir venu, ni vu ni connu, emportés à une centaine de kilomètres. Or les coûts étaient astronomiques et le projet devait rester du domaine du « droomdenke ».

Méga-problème Temps de vie gaspillés, familles disloquées, axes routiers bouchés ; le coût humain et écologique du modèle de croissance luxembourgeois prend des proportions extravagantes. Où se situe la limite du supportable ? Comment attirer les frontaliers, sachant que, sur une semaine, ils passent en moyenne quasiment l’équivalent d’une journée de travail (sept heures et trente minutes) pour s’y rendre ? « Pour nous, c’est un méga-problème… Un méga-problème », dit Wim Piot, tax leader de PWC Luxembourg (qui recrute autour de 800 juniors par an). Son collègue Patrice Waltzing, finance and operations leader, dit rencontrer de plus en plus de réticences parmi les jeunes des zones frontalières. « Les gens qui habitent à proximité connaissent la problématique ; et on a de plus en plus de difficultés à les faire venir. Il faut donc aller chercher plus loin. Notre zone de recrutement va jusqu’au Sud de la France, à la Grèce, au Portugal et aux pays de l’Est. En commençant, ils ne sont pas au courant des soucis de trafic, mais ils s’en rendent très vite compte. Une fois embauchés, le problème, c’est de les garder ».

Waltzing parle d’une « nouvelle génération qui essaie de trouver des solutions locales pour éviter les problèmes de mobilité », en choisissant de s’installer au Luxembourg, notamment dans des colocations (d’Land du 14 octobre 2016). La firme d’audit tente de gérer le chaos au jour le jour, à coups de « rencontres régulières » avec le ministre des Transports François Bausch (Déi Gréng) ou avec le service des autobus de la Ville de Luxembourg. Pour inciter ses employés à adopter le covoiturage, PWC a mis en place une plate-forme digitale et réserve son parking aux véhicules transportant au moins quatre personnes. (Via la géolocalisation des portables de service, le management contrôle que ses employés aient parcouru au moins quinze kilomètres dans la même voiture.)

Maquiladoras lorraines D’habitude, les réunions annuelles de la Commission intergouvernementale franco-luxembourgeoise sont une pure formalité diplomatique. On y retrouve, côté français, le ministre des Affaires européennes, les préfets, députés et responsables locaux, ainsi que, côté luxembourgeois, les ministres compétents accompagnés de leurs hauts fonctionnaires. Pourtant, à la dernière réunion, ce 21 novembre, Patrick Weiten, le président du conseil départemental de la Moselle, fit une sortie étonnante. Il lança l’idée d’établir en Lorraine des « zones économiques spéciales », à partir desquelles une partie des 87 779 frontaliers français pourrait (télé)travailler pour le compte de firmes luxembourgeoises.

L’idée, telle que l’a relayée la presse luxembourgeoise et lorraine, serait celle d’enclaves extrajudiciaires où s’appliquerait la législation luxembourgeoise, notamment fiscale. Mais le centriste Patrick Weiten, qui vient d’être nommé référent politique pour ce dossier par le préfet de la région, reste prudent. Vis-à-vis du Land, il explique avoir reçu les doléances de plusieurs firmes luxembourgeoises, dont PWC. (Dans le cadre d’une étude touchant à la question des frontaliers, PWC a conseillé Sodevam, une société d’économie mixte spécialisée dans des projets d’aménagement du territoire.) Weiten veut faire de la Lorraine une « terre expérimentale ». Et, avec son dernier projet, il entre effectivement en terra incognita. (« On ne peut s’appuyer sur une référence ou une expérience », dit-il.) Weiten veut établir des centres d’affaires dédiés au télétravail du côté français de la frontière. Il évoque une « fenêtre de tir » : « Les droits fiscaux et sociaux permettent déjà de faire certaines choses, mais avec des limites ; maintenant ces limites ne sont pas suffisantes ».

Sur les détails, Weiten entretient le flou. Qu’en est-il de la question de la souveraineté ? « On ne sait pas, l’étude qu’on mènera devra y répondre. » Où se situe la frontière entre télétravail et outsourcing ? Quel droit du travail s’appliquera ? Faudra-t-il choisir entre les 35 heures et l’index ? Et quid de la protection des données ? Deux groupes de travail ont été formés, l’un du côté français, l’autre du côté luxembourgeois ; ce dernier attendant que le premier lui soumette des propositions. Si, techniquement, l’idée paraît difficile à réaliser, politiquement, elle semble insensée. Le Luxembourg colonisant une région sinistrée pour en exploiter la main d’œuvre ? La Lorraine, terre de « maquiladoras » digitales contrôlées à partir de la place financière ? La discussion pourrait « déraper très vite » et « polluer la campagne électorale [celle des Présidentielles de 2017] », concède Patrick Weiten, qui veut donc opérer de manière discrète.

Il existe actuellement plus de 3 500 zones franches d’exportation à travers le monde (dont seulement une cinquantaine en Europe). Censées attirer les investisseurs, elles bénéficient d’avantages spéciaux et leur production est destinée à l’exportation. Au tax leader Wim Piot, l’idée d’une zone franche appliquant la législation luxembourgeoise paraît « extrêmement ambitieuse » et sa réalisation entravée d’« énormément de barrières ». Mais, estime le fiscaliste, « théoriquement, ce n’est pas impossible ; la France a les droits souverains ; elle peut donc les céder si elle le souhaite. Même si cela n’a pas encore été fait jusqu’ici » Mais, dans une République « une et indivisible » la cession de la souveraineté sur une partie du territoire – à supposer qu’elle rassemble une majorité parlementaire – sera vraisemblablement renversée par le Conseil constitutionnel. En plus, la France créerait un précédent : de quel droit refuser à la Suisse, à la Belgique et à l’Allemagne ce qu’on a accordé au Grand-Duché ?

Sans surprise, le principal écueil sera la fiscalité. Actuellement, dès qu’un frontalier passe plus de vingt pour cent de son temps de travail dans son pays de résidence (par exemple plus d’une journée par semaine), il devra y payer les impôts et les cotisations sociales. En France et en Belgique, ceux-ci peuvent être le double voire le triple du Grand-Duché. Ainsi pour atteindre un salaire net de 3 000 euros, une entreprise devait payer un salaire brut (charges sociales incluses) de 3 473 euros au Luxembourg et de 4 241 euros en France. Enfin, le télétravail pose la question de la fiscalité de la société elle-même ; si une trop grande part de ses salariés travaille depuis l’étranger, sa résidence fiscale pourra être mise en doute.

Le scénario maximal serait celui d’une augmentation des heures que le frontalier pourra prester chez lui sans tomber sous le coup du fisc de son pays de résidence. En contrepartie, le gouvernement français pourrait demander une compensation fiscale conséquente. Si Weiten songe à des « zones d’activités dédiées » pour une main d’œuvre qu’il veut « fixer sur le territoire mosellan » (il évoque quelque 8 000 emplois), pour Jean-Jacques Rommes, l’administrateur délégué de l’Union des entreprises luxembourgeoises, la question se pose autrement : « Puisque nous aurons de toute manière une discussion sur les compensations et la fiscalité, alors autant demander que les salariés puissent travailler à partir de leur salon et non dans des silos. »

Télétravail Tous les matins, les employés se rendraient dans leur « neighbourhood telework center » pour y entamer leur journée de travail, c’est ce que propose l’étude sur la « Troisième Révolution Industrielle » dévoilée le 14 novembre dernier. Cette vision date en réalité du début des années 1980. Dans Cubed, une histoire sociale des bureaux parue en 2014, Nikil Saval l’a décrite : « People would no longer work in offices ; instead, they would be housed in ‘electronic cottages’ in the countryside, linked to a worldwide network that made office buildings obsolescent. » Or, les premières expériences échouent. « It turned out managers felt threatened by telecommuting : they weren’t able to control their employees in the same way as before and had to change their methods. »

Dans un document de travail publié cette semaine, la Fondation Idea, créée à l’initiative de la Chambre de commerce, se montre étonnamment critique envers le télétravail. Son auteur, l’économiste Michel-Edouard Ruben, fustige un « fétichisme high-tech qui confond trop souvent ce qui est faisable avec ce qui souhaitable ». Et d’énumérer une série d’effets secondaires liés au télétravail à domicile : une « télédisponibilité » généralisée, des coûts (de chauffage, d’électricité, du matériel informatique) reportés sur le salarié, un effritement du « caractère social de l’activité de production », bref l’isolement.

En 2014, environ treize pour cent des salariés étaient touchés (ou avaient opté) pour le télétravail. Certaines sociétés, dont PWC, réfléchissent à développer ce mode de production à distance. Mais, aux yeux de Wim Piot, le télétravail ne devra « jamais dépasser une journée par semaine », afin de préserver « l’esprit d’équipe ». Par leur politique de « clean desk », KPMG, EY et PWC ont déjà posé les bases d’une telle décentralisation. Les employés ne disposent plus d’un poste de travail fixe : tous les soirs, ils rangent leur bureau pour en chercher un nouveau le lendemain matin. Ce jeu de chaises musicales a permis la configuration d’immeubles disposant de moins de places de bureau que d’employés (d’Land du 15 janvier 2016).

Business centers Le rapport Rifkin propose également de développer des « co-working spaces in outskirt areas (close to borders as a first stage in Luxembourg to avoid current taxation and social protection barriers). » Cette prophétie d’un limes de bureaux courant en parallèle aux frontières du pays est déjà en train de se réaliser. Les « bureaux meublés » ont pullulé ces dernières années. À entendre les professionnels actifs dans ce segment, il y aurait « à boire et à manger ». On trouve de tout : des caves moisies aux buildings hypermodernes, en passant par des villas à la campagne. Ils peuvent être gérés par des agences immobilières, par des fiduciaires et par des propriétaires lambda cherchant à maximiser le rendement de leur immeuble. Certaines louent à des sociétés boîtes-aux-lettres à la recherche d’une substance économique (espérant ainsi étoffer leur alibi fiscal), d’autres à des entreprises qui veulent tester les eaux grand-ducales et préfèrent rester flexibles.

La ligne qui sépare « l’hôtellerie des entreprises » de la « domiciliation fictive » est ténue (d’Land du 29 janvier 2016). Assurer le standard téléphonique, classer le courrier, scanner des documents ; est-ce déjà du domaine de la domiciliation ? La question n’est pas clairement tranchée ; elle n’est pas anodine. La domiciliation étant légalement réservée à une poignée de professions, son exercice par d’autres est de facto illégale. Si l’annuaire recense une soixantaine de centres d’affaires, leur nombre exact est difficile à évaluer. Une part du marché reste immergée. Car, depuis le début de l’année, le service anti-fraude de l’Administration de l’Enregistrement fait des visites-surprises aux centres d’affaires, du moins à ceux qu’il a réussi à répertorier. Ces contrôles peuvent durer toute une journée. Les opérateurs de business centers tombant sous le coup de la législation anti-blanchiment, ils doivent présenter les classeurs contenant la documentation KYC (know your costumer) : des photocopies certifiées conformes des bénéficiaires économiques, les statuts de la société, le registre des actionnaires…

Sur la frontière Le fait le plus frappant est l’apparition de centres d’affaires excentrés par rapport à la capitale. Arsène Laplume, PDG du Shopping Center Massen, est entré dans le marché des business centers presque par hasard. Il s’agissait de remplir les étages au-dessus de son centre commercial à Wemperhardt, sur la frontière belgo-luxembourgeoise, tout au nord du pays. Laplume a rapidement trouvé des locataires, majoritairement des PME et des fiduciaires. Le « Business-center Wemperhardt » offre des bureaux mesurant entre 25 et 800 mètres carrés. Son homepage fait l’éloge de la « vue imprenable sur la nature » (sans omettre de mentionner les « avantages fiscaux »). L’année prochaine, Laplume bâtira 4 250 mètres carrés de bureaux supplémentaires. Il espère que les nouveaux employés (il devrait y en avoir 300) seront les futurs clients du centre commercial, de sa soixantaine de magasins, de son « hôtel business », de ses douze restaurants et de ses deux stations-services.

Henri Rinnen, le maire de Weiswampach, est conscient de la réputation de son village comme « Gemeng vun de Bréifkëschten ». Mais, depuis quelques années, dit-il, des investisseurs belges auraient établi des « firmes réellement existantes » (dont beaucoup de sociétés de construction et de transports). « Des gens y sont installés et y travaillent vraiment ; non via des lignes téléphoniques transférées. » À l’inverse des sociétés financières – type holding, family office ou fonds d’investissement –,les sociétés commerciales actives dans l’économie luxembourgeoise « réelle » sont obligées de présenter « une installation matérielle appropriée » et requièrent la « présence régulière d’un dirigeant ».

Au sud du pays, à Pétange, à la frontière luxo-belgo-française, un autre centre d’affaires a poussé. Il y a deux ans, le groupe Acropol, spécialisé dans le matériel de coffrage, a acheté l’ancien bâtiment administratif de la MMRA (devenue Arbed, puis Arcelor et enfin Arcelor-Mittal) pour y installer ses bureaux. Pour rentabiliser l’immeuble, Bernard Bron, le CEO d’Acropol, décide de monter un centre d’affaires. Aujourd’hui, il loue à 25 sociétés, pour la plupart actives dans la construction. Face à la demande, le groupe Acropol projette d’y construire un grand complexe de bureaux, mais qui inclura également des appartements et des commerces. (Le collège échevinal est enthousiaste.)

Parmi les centres d’affaires, certains (mais pas tous) ressemblent à des ruches : des bureaux privatifs d’une dizaine de mètres carrés chacun, accommodant, derrière chaque porte, une société avec son employé solitaire. On en trouve également qui ont intégré une « clause de mobilité de la surface attribuée » louant un même espace à plusieurs locataires, souvent en alternance. Leur avenir est précaire ; il dépendra entièrement de la définition qui sera donnée de la substance économique.

Bernard Thomas
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