La dramaturgie politico-médiatique de la Tripartite sied à Xavier Bettel (DP), qui a perfectionné le rôle de consolateur et de fédérateur durant la pandémie. Ce mercredi, le Premier ministre a joué sur tous les registres du pathos devant la Chambre : « Zesummen… ech insistéieren op den ‘zesummen’ ». Et de conclure par : « Ech trauen iech, an ech trauen de Lëtzebuerger dobaussen ! » Le deuxième épisode tripartite de 2022 fut également une aubaine pour le LSAP qui a pu rafistoler son mariage de raison avec l’OGBL. Quant à la présidente du « syndicat n°1 », elle peut prétendre que la mobilisation des derniers mois « a porté ses fruits », même si la manifestation pour l’index du 1er mai avait à peine rassemblé assez de monde pour ne pas être considérée comme un échec.
« Ce n’est pas du bon style que de chercher à savoir par après qui a versé le plus d’eau dans son vin », disait Jean-Claude Juncker en 2013. Le huis-clos de la Tripartite, estimait l’ancien Premier ministre CSV, permettrait aux partenaires sociaux de sauver la face. Mardi dernier, au sortir des négociations nocturnes, les représentants patronaux affichaient des mines maussades ; ils ne cherchaient nullement à cacher qu’ils s’estimaient lésés par le deal. Paniqués par le worst-case scenario esquissé par le Statec, l’UEL avait dirigé ses tirs contre l’index, déployant une floppée de propositions sur comment réformer, manipuler ou plafonner le mécanisme honni. (Comme si la fin de l’index signifiait la fin des revendications salariales.) Étonnamment soudé sur la question, le gouvernement leur opposa une fin de non-recevoir. Ayant « sauvé » l’index, les syndicats pouvaient se reposer et suivre le match patronat-gouvernement qui ne les concernait plus qu’indirectement. La tripartite tourna à la bipartite.
Même si elle avait été évoquée un moment en interne, l’option de ne pas signer fut rapidement écartée. Dans un communiqué de presse, l’UEL dit avoir marqué son accord par « solidarité ». Elle aurait voulu maintenir « la tradition luxembourgeoise » du dialogue social et de la stabilité politique. Le patronat a surtout peur d’une mauvaise presse, tout en sachant qu’au cours des prochains mois, il aura encore besoin de la bienveillance gouvernementale. Sur tous les canaux médiatiques, les fédérations patronales ont distillé le même message ces deux dernières semaines : « prévisibilité ». Deux tranches indiciaires en 2023 ; au moins les entreprises sauront-elles à quoi s’en tenir. Mais les calculs du Statec ne rassurent personne. (« Je suis étonnée que le seul plafonnement des prix de l’énergie puisse permettre de freiner l’inflation d’une telle ampleur », admettait Nora Back ce lundi au Quotidien.)
Le spectre d’une troisième tranche planait au-dessus du château de Senningen. Pour le patronat, c’était le point de rupture. Son accord de principe était lié à la promesse du gouvernement de sortir le chéquier si un tel scénario venait à se réaliser. Issue de tractations de dernière minute, la version finale de l’accord a été signée ce mercredi. Le gouvernement s’y engage à « compenser entièrement l’impact sur les salaires des entreprises » qu’occasionnerait une troisième tranche. Une nationalisation de l’index qui ne vaudra que pour 2023. Une tranche coûtant environ 800 millions sur douze mois, la ministre des Finances ne peut qu’espérer qu’elle tombe tard dans l’année.
Politiquement par contre, le timing serait délicat, soit à la veille soit au lendemain des législatives. Pris dans la campagne électorale ou les négociations de coalition, les députés devraient voter d’urgence une loi, forcément perçue comme un « cadeau aux patrons ». Mais une majorité parlementaire semble assurée. Le député CSV Gilles Roth a fait ce mercredi un plaidoyer passionné pour les entreprises : « Oui, les patrons aussi font partie du modèle social ! ». Et de promettre que si des mesures additionnelles s’avéraient nécessaires, le CSV les soutiendrait. Le gouvernement ne doit donc pas trop craindre une mutinerie du « 31e homme de la majorité », Dan Kersch (LSAP).
L’UEL fut créée pour assurer la cohésion idéologique du bloc patronal. À l’ancienne notabilité libérale et industrielle n’a pas succédé un managing partner de la place financière, mais Michel Reckinger, un patron de PME, qui affiche son admiration pour les « visionnaires », Pierre Werner et Jacques Santer. Les organisations patronales pêchent par provincialisme. Pour impressionner les ministres, l’UEL avait ainsi dû convier l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement à la réunion bipartite. Au lendemain de l’accord tripartite, le directeur de ce lobby (qui n’est pas membre de l’UEL) expliqua à Paperjam que les managers locaux se retrouveraient dans la position délicate de « remonter le message à leur maison mère ». Le président de l’ABBL (et CEO retraité de la Raiffeisen) passa par la même publication pour prêcher aux convertis ; il faudrait ménager la « vache à lait » (c’est-à-dire la place financière), tout comme les investisseurs étrangers qui « subissent nos décisions luxembourgeoises ».
Entre des commerçants protectionnistes, un artisanat organisé en cartels et une industrie libre-échangiste, les divergences patronales étaient profondes par le passé. Dans les années 2000, sous mot d’ordre de la compétitivité internationale, le discours s’est aligné sur celui de la Fedil, de l’ACA et de l’ABBL. Mais la semaine dernière à Senningen, la capacité de négociation de l’UEL n’était par moments plus assurée. La délégation se retira de longues heures pour se concerter avec ses différentes fédérations. À son retour, elle asséna une dernière salve de revendications qui allaient de l’absentéisme à l’imposition des entreprises, afin de faire monter le prix de sa signature. L’UEL enfourcha même son ancien cheval de bataille : les congés familiaux. Le gouvernement concéda quelques remboursements.
Ce mercredi, Xavier Bettel a déclaré s’attaquer à la « racine du problème » et non pas aux « symptômes ». En fait, l’État ne fera que subsidier la différence entre le prix d’achat et le prix de vente du gaz. (Une décision « radicale » aurait été d’accélérer la transition énergétique, mais elle aurait dû être prise il y a neuf ans déjà.) Alors que les Verts ont passé une semaine à expliquer qu’un bouclier plus « raffiné » aurait buté sur des limites techniques et temporelles, le Premier a présenté la politique de l’arrosoir comme une décision délibérée, une stratégie macro-économique : « Mee ouni des flächendeckend Applikatioun vun de Mesurë wär den Impakt op d’Inflatioun net deen, deen ee gebraucht huet… Dee wier net grouss genuch gewiescht. » Dès le lendemain matin, le ministre de l’Énergie, Claude Turmes (Déi Gréng), adapta son discours sur RTL-Radio. La question de la sélectivité sociale ne se serait pas posée en termes de faisabilité, mais plutôt : « Cela va-t-il avoir suffisamment d’impact sur l’index ? » Il construit ainsi une dichotomie entre l’index et le climat.
Le Grand-Duché avait basé sa politique industrielle sur des prix de l’énergie bas. (Ce fut ainsi le principal argument de vente pour attirer Google à Bissen.) Cette stratégie court-termiste est aujourd’hui rattrapée par les réalités climatiques et géopolitiques. Les engagements gouvernementaux en faveur des entreprises « particulièrement touchées par la hausse des prix de l’énergie » restent quasiment toutes « sous réserve », une formule qu’on retrouve à trois reprises dans l’accord tripartite. La Commission européenne devra d’abord déterminer si de tels subsides directs n’enfreignent pas les règles d’aides d’État. Alors que la France, l’Allemagne ou l’Espagne mobilisent les producteurs d’énergie nationaux pour fournir leurs industries au rabais, les ministres luxembourgeois en sont réduits à plaider le « level playing field », le « principe de solidarité » et le respect du marché intérieur. Les négociations à Bruxelles opposent les petits États membres aux grands, ceux qui produisent de l’énergie à ceux qui n’en produisent pas. En tant que petit pays importateur, le Luxembourg se retrouve « tributaire de l’extérieur », a violemment rappelé Xavier Bettel aux députés. Après la fermeture des frontières durant les confinements, c’est une nouvelle illustration de la vulnérabilité luxembourgeoise.
Ce sera au prochain gouvernement de trouver une stratégie de sortie pour 2024 qui évitera un choc inflationniste. L’accord évoque un « éventuel étalement de la fin des mesures (phasing out) », et prévoit une nouvelle Tripartite si la situation socio-économique venait à « empirer significativement ». Une hypothèse qui est plausible. De « clause de rendez-vous » en « clause de rendez-vous », la Tripartite risque de devenir un mode de gouvernement permanent. Cela soulèverait quelques questions d’ordre constitutionnel. Au printemps, les organisations patronales s’indignaient que la Chambre ait osé amender l’accord tripartite, y voyant un accaparement et un détournement. Mais pour qui le Parlement se prend-il ? Pour le législateur ?