Transferts sociaux et budget de l'État

Quit dreaming !

d'Lëtzebuerger Land du 28.10.2004

« Il faudra mener une discussion sur combien l’État, en tant que tel, doit contribuer aux dépenses sociales, » expliquait, il y a une semaine, le ministre du Budget Luc Frieden sur les ondes de RTL Radio Lëtzebuerg. Auparavant, à la Chambre des députés, il avait rappelé que les dépenses sociales pèsent 44 pour cent du budget de l’État. On peut déjà se réjouir de voir le gouvernement, d’une part, débattre avec les partenaires sociaux sur le déficit de quelque cent millions d’euros dans les caisses de maladie cette année et, d’autre part, préparer une discussion sur son retrait progressif du système de sécurité sociale. Bienvenue dans les années 1990, Monsieur le Ministre. Tout au long de la dernière décennie, le Luxembourg se comparait favorablement aux pays voisins. Alors que dans ces pays on manifestait, cherchait des compromis et renvoyait les gouvernements à cause de leurs tentatives de réformer les systèmes sociaux, au Luxembourg on profitait de la vie. Or, de par sa structure, la situation au Grand-Duché ne diffère en rien de celle dans les autres pays européens. Le système luxembourgeois s’inspire de Bismarck comme ceux de ses voisins. La seule différence : grâce à la croissance économique extraordinaire des années 1990, les fissures n’apparaissent au Luxembourg qu’avec un certain retard. Le Premier ministre Jean-Claude Juncker n’était dès lors peut-être pas le meilleur interlocuteur pour le gouvernement allemand l’année dernière pour discuter de réformes structurelles. Ses expériences dans le domaine sont, jusqu’à présent, en fait assez réduites. Le choix de cette année, le Suédois Göran Persson, était en ce sens déjà bien plus judicieux. Les soucis actuels de Luc Frieden datent en fait de 1984, respectivement de 1992. D’abord au niveau des caisses de pension et ensuite à celui des caisses de maladie, l’État s’engage alors à porter une partie des contributions au système. Dans les caisses de pension, le montant est fixé à un tiers du total, les deux autres étant répartis entre employeurs et salariés. Dans les caisses de maladie, le mécanisme retenu est plus compliqué et la contribution par le budget de l’État peut même dépasser un tiers. Ce sont notamment ces engagements qui rendent la vie difficile au ministre du Budget quand il s’agit de remettre sa copie sans trop de déficits. Or, le gouvernement n’est pas seul à se plaindre. Car ce système pèse certes sur le budget, mais en retour les gouvernants ont pris l’habitude à faire comme si l’ensemble des avoirs des caisses de pension leur appartenaient, notamment les importantes réserves. La décision – ou faudrait-il plutôt dire la tentative – de faire payer la fameuse « Mammerent » par les caisses de pension n’en est que la dernière illustration. Ces mélanges de genre sont rendus possibles par le manque de transparence inhérent au système de sécurité social dans sa mouture actuelle. Si l’État finançait avec sa participation une rente de base et, dans un pot séparé, les cotisations des assurés et employeurs serviraient à financer une pension supplémentaire en prenant en compte les sommes versées de manière individuelle pendant la vie active, par exemple, de telles acrobaties seraient exclues d’avance. En regardant l’évolution décevante des recettes budgétaires (d’Land du 22 octobre), on comprend les origines des inquiétudes du ministre du Budget. Or, en ouvrant le regard un peu plus large que sur la seule situation financière de l’État, force est de constater que Luc Frieden se trompe de débat. Certes, il faut, comme on le prévoit actuellement à la quadripartite, faire tout pour contrôler les dépenses des caisses de maladie. Mais de manière structurelle, tout indique que les dépenses de protection sociale en général, et celles de santé en particulier, ne connaîtront qu’une seule évolution : vers le haut. Les dépenses de protection sociale au Luxembourg ne représentent que 21,2 pour cent du PIB. La moyenne de l’Europe des Quinze s’élève à 27,5 pour cent, celle de nos trois pays voisins est même encore plus élevée.1 Les dépenses de santé ne représentent que 6,1 pour cent du PIB au Luxembourg. La moyenne de la France, de l’Allemagne et de la Belgique s’élève à 9,9 pour cent. Dans l’ensemble des dépenses publiques, la santé ne représente de même que 12 pour cent au Grand-Duché contre 14,7 pour cent dans les pays voisins.2 Luc Frieden n’a donc, en fait, encore rien vu. Le PIB élevé du Luxembourg comparé au nombre de salariés (les chiffres par nombre d’habitants ne sont guère représentatifs) explique peut-être en partie ces différences. Mais de manière structurelle, il n’y a pas de raisons pourquoi le Luxembourg serait mieux loti que d’autres pays. Les chances que les dépenses baissent sont donc plutôt petites. La seule alternative pour décharger le budget de l’État sera de faire payer quelqu’un d’autre. Selon l’organisation actuelle des caisses de maladie, les victimes désignées seraient les salariés et leurs employeurs. Or, il y a un petit problème macro-économique qui s’oppose à cette solution. Le fait de couvrir un tiers, voire plus, des cotisations sociales via le budget de l’État – la « fiscalisation » des charges sociales – a comme effet bénéfique de réduire le coût du travail. Cela explique notamment pourquoi, malgré des salaires nets plus élevés au Luxembourg, il devient plus cher pour une entreprise d’embaucher du personnel en France qu’au Grand-Duché. En augmentant les charges sociales, le gouvernement encouragerait en fait les employeurs à investir en machines pour remplacer leurs salariés, devenus plus chers. Au niveau des caisses de maladie, la question se pose d’ailleurs s’il est opportun de mettre les charges du système entier sur les seules épaules du facteur économique « travail ». Pourquoi l’ouvrier devra-t-il payer en cas d’épidémie de varioles dans les jardins d’enfants, mais pas le rentier qui vit des intérêts et dividendes de sa fortune ? Le gouvernement luxembourgeois devrait peut-être aussi inviter Göran Persson pour bénéficier de quelques cours de rattrapage en matière de réformes structurelles. On peut disséquer le système suédois et sans le moindre doute y trouver mille choses à redire. Mais c’est après tout un pays qui, en termes de PIB, donne presque autant que le Grand-Duché en aide au développement,2 qui consacre le double à l’éducation1 et qui investi le quadruple du Luxembourg dans la recherche publique. La grande différence entre les pays qui ont réussi la mue de leurs systèmes de protection sociale et le Luxembourg n’est pas dans les chiffres et les lois. Ces pays ont avant tout été honnêtes avec eux-mêmes. Les gouvernants ont regardé ce qui est faisable et, surtout, combien ça coûte. Et ils ont ensuite réussi a forger un consensus national sur combien on était prêt à payer pour le niveau de protection et de solidarité désiré. Au Grand-Duché, ces questions ont été évitées durant les années 1990. La seule question posée ici était une autre : de combien allons nous abaisser les impôts cette fois-ci ? Les retraites, de plus en plus généreuses, ont en même temps perdu toute relation avec les cotisations payées. D’autres modèles existent pourtant. En Suède, on passe surtout par les impôts pour financer le système social. En Suisse, l’assurance maladie est financée par une cotisation fixe par assuré – on parle de « Kopfpauschale » – qui touche les salariés mais aussi les femmes au foyer, voire les enfants. Avant que Luc Frieden ne s’enthousiasme trop : le budget de l’État est lui aussi mis à contribution pour couvrir les cotisations des plus faibles. Pour l’assurance accident, les entreprises doivent par contre aussi verser leur part. Le Luxembourg a le petit problème qu’il s’est peu à peu privé de toutes ses soupapes de sécurité. Chaque impôt au Grand-Duché sert entre-temps à occuper une niche. Pour l’imposition des entreprises, c’est simple. Dans la concurrence internationale, il n’y a pas d’alternative à des taux compétitifs. La Suède (28 pour cent) offre d’ailleurs des conditions plus favorables que le Luxembourg (30,4 pour cent). L’imposition réduite des personnes physiques, de même que les cotisations sociales basses, servent au Luxembourg à attirer les experts étrangers indispensables pour développer les activités économiques. La TVA doit dorénavant rester la plus basse d’Europe pour garantir les nouvelles recettes liées au commerce électronique. Une imposition efficace des revenus de capitaux se heurte au secret bancaire. Même si les retenues à la source européenne et luxembourgeoise permettront peut-être d’injecter un peu d’équité dans le système. L’appel au secours du ministre du Budget indique que le gouvernement ne sait plus trop à quel saint se vouer face aux charges budgétaires qui s’annoncent. Le moment est peut-être venu d’avouer aux Luxembourgeois que la combinaison de taux d’imposition particulièrement bas à tous les niveaux avec une protection sociale élevée, des infrastructures publiques de haute qualité et une cohésion sociale assurée n’a rien d’un « développement durable ». Aussi bien dans les discours politiques que dans les désirs exprimés par les « simples gens », le Luxembourg exige de pouvoir se comparer à un pays comme la Suède sur le plan social. Mais si les Scandinaves sont prêts à contribuer jusqu’à 58 pour cent de leur PIB en impôts directs et indirects à ce système, au Grand-Duché ce chiffre se limite à 44 pour cent.2 La moyenne de ses trois pays voisins s’élève d’ailleurs à plus de cinquante pour cent. Peut-être c’est un objectif louable de vouloir maintenir cette « quote d’État » à 44 pour cent. Alors il faudra se mettre d’accord sur des coupes claires dans le budget de l’État. Mais peut-être il est aussi tout simplement temps d’arrêter de rêver.

1 Chiffres Eurostat (2001)2 Chiffres OCDE (2002)

Jean-Lou Siweck
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