Contrôle des dépenses publiques

Épée de Damoclès

d'Lëtzebuerger Land du 06.05.2004

La paralysie des administrations publiques n'a pas eu lieu. Au contraire: 70 pour cent des paiements ont été effectués plus rapidement que sous l'ancien régime, avant la loi du 8 juin 1999 sur le budget, la comptabilité et la trésorerie de l'État. Cette nouvelle disposition -a permis de changer de fond en comble un régime empreint de laisser-faire, de pilotage à vue et de faits accomplis. La Chambre des comptes de l'époque ne réalisait qu'un contrôle après-coup, ce qui avait pour fâcheux corollaire que si elle décelait des irrégularités, les paiements restaient en suspens jusqu'à ce qu'une décision soit prise. Ce retard mettait dans l'embarras les fournisseurs qui attendaient d'être payés pour leurs services. Et puis il y a eu les dysfonctionnements du ministère de la Santé, une affaire qui levait le voile sur un mécanisme de transferts financiers érigé en système. Il fallait donc mettre en place un contrôle des deniers publics à plusieurs niveaux sans pour autant bloquer le fonctionnement des administrations de l'État. Mission accomplie ?

D'abord l'étape du contrôle financier. Toute dépense doit être engagée et ordonnancée auprès du contrôleur financier du département afférant. Cette «autorisation» au préalable est l'une des grandes nouveautés qui a bouleversé le petit monde des administrations de l'État. Mais elles permettent au moins de vérifier si les moyens financiers sont disponibles pour passer une commande. Il y va de la viabilité de l'État.

Cette révolution interne signifiait un surplus de travail non négligeable qui n'a pas été accueilli les bras ouverts. Au contraire, certains criaient au scandale, prédisant un immobilisme imminent ; que si on commençait à devoir remplir des fiches pour chaque stylo à acheter, plus personne ne lèverait le petit doigt. 

Mais l'opération escargot n'a pas eu lieu. D'un autre côté, ce mécontentement était surtout dû au fait que les effectifs n'avaient pas augmenté parallèlement et que le système informatique était difficile à manier. Mais les résistances se sont tues. 

L'année dernière, les trente contrôleurs financiers ont examiné 226 855 opérations. En ce moment, quelque 300 personnes travaillent à l'aide du logiciel comptable SAP qui devrait aussi être étendu au ministère de la Fonction publique pour les salaires. «Le plus dur était de convaincre les services séparés de la comptabilité du bien-fondé de ces demandes d'autorisation, se souvient Patrick Gillen, le directeur du contrôle financier, c'était le cas pour les techniciens des Bâtiments publics par exemple, qui ne voyaient pas toujours pourquoi ils devaient changer leur mode de travail.» 

Le début était dur et les contrôleurs ont été moins sévères pour mettre la machine en marche. Après 2002, le vent a tourné et les refus ont été plus nombreux pour diminuer ensuite - un signe pour la bonne adaptation aux nouvelles règles aussi bien du côté des contrôlés que des contrôleurs. 

Ceux-ci travaillent en contact direct avec les fonctionnaires de leurs départements, ce qui favorise la flexibilité et la rapidité pour boucler un dossier. Pour des situations urgentes, toute la procédure peut se dérouler en un seul jour - de l'engagement au paiement. D'un côté, il est clair que le contrôleur est exposé à des pressions s'il refuse de donner son feu vert au règlement d'une facture parce que la procédure n'a pas été respectée (voir aussi d'Land du 7 novembre 2003). Pour éviter de l'autre côté trop de familiarités, les contrôleurs ne travaillent que pendant un temps déterminé dans un même département.

Les contrôleurs sont totalement indépendants et ne peuvent recevoir d'ordre de personne, pas même de leur directeur, s'ils estiment qu'une anomalie a été commise. C'est la raison pour laquelle, ils peuvent renvoyer un dossier pour recevoir des informations supplémentaires. S'ils ne sont toujours pas persuadés de la légalité d'une dépense, la balle est renvoyée au ministre qui doit prendre une décision de «passer outre». À ce moment-là, il prend ses responsabilités politiques et doit se justifier auprès de ses pairs. La Cour des comptes en est informée et transmet ensuite son rapport à la Chambre des députés.

Des adaptations sont toutefois nécessaires au niveau du contrôle financier. «Les contrôleurs sont submergés par les dossiers engageant uniquement des montants minimes, explique Patrick Gillen, de l'autre côté, ils n'ont ni le temps de faire des contrôles systématiques sur place, ni celui de faire une enquête approfondie pour déceler un montage financier complexe par exemple.» 

Il souhaiterait changer le mode de travail de son équipe et se baser sur le contrôle par sondages, en tirant au hasard les paiements qui seraient ensuite analysés sans que le service ou l'ordonnateur concerné soit au courant. Ce changement ne pourra néanmoins être exécuté que par une modification des dispositions légales. Un autre domaine, auquel le contrôle financier devrait s'appliquer est celui des recettes non fiscales de l'État comme la vente de timbres ou de livres par différentes administrations, par exemple. 

Norbert Hiltgen, le président de la Cour des comptes - le second niveau du contrôle - veut réduire l'échantillonnage dans la mesure du possible : «Nous essayons de limiter les enquêtes sélectionnées au hasard parce qu'il y aura toujours le risque qu'une anomalie ne soit pas décelée.» Ses agents ont eux besoin de se faire une vue globale des dépenses, ce qui les différencie des contrôleurs dans les départements. Ils ont aussi davantage de critères d'analyse. À la légalité s'ajoutent la régularité et la bonne gestion financière : déterminer si le but recherché a été atteint au meilleur prix. L'opportunité politique d'une dé-pense demeure, elle, la prérogative des ministres. 

«Pour améliorer le travail de la Cour des comptes, il nous faudrait plus d'informations dans la banque de données informatique SAP, ex-plique Norbert Hiltgen, certaines précisions ne sont pas obligatoires et ne sont donc pas ajoutées au dossier. Elles nous fournissent néanmoins des éléments importants pour acquérir une vue d'ensemble.» Il propose de faire chaque trimestre le point sur les recettes fiscales, les dépenses engagées et réalisées.

Une vue globale de la situation financière signifie aussi que les programmes pluriannuels, les investissements à long terme soient mieux suivis, pour voir où en est le budget ; savoir quel sera l'impact financier lorsqu'un projet comme par exemple la Coque est réalisé. Les fiches financières jointes d'office au texte législatif devraient être beaucoup plus développées, comme l'a également demandé le Conseil d'État à plusieurs reprises. 

La situation du patrimoine public dans son ensemble est encore une grande inconnue et le président de la Cour des comptes propose de regrouper les informations dispersées pour là aussi, évaluer la valeur, le prix de revient des propriétés immeubles de l'État dans le but de les contrôler. 

Les rapports de la Cour des comptes sont transmis à la Chambre des députés - le troisième niveau du contrôle - aux membres de la commission de l'exécution budgétaire, qui est elle aussi une nouveauté de cette période législative. 

Au début, certains membres de la commission n'appréciaient pas le fait qu'un membre de la Cour des comptes soit présent lors des débats - parfois houleux - entre députés. Ils préféraient régler ça «en famille». Le président Jeannot Krecké (LSAP), a pu imposer cette présence qu'il jugeait nécessaire pour avoir plus de renseignements et faire évoluer les dossiers. Le fait qu'un membre de l'opposition soit le président de la commission est aussi accepté comme un signe de crédibilité et de renforcement du pouvoir de contrôle du parlement. 

L'obstacle majeur à surmonter est le clivage classique entre les partis d'opposition et ceux de la majorité pour juger des anomalies épinglées par la Cour. Il est sans doute difficile de montrer du doigt un ministre qui appartient à sa propre famille politique, de lui demander des comptes et de lui faire endosser la responsabilité. Mais la matière est assez sérieuse pour surmonter ces considérations politico-politicien-nes qui devraient en principe être relayées au deuxième plan.

«Le grand défi était celui de trouver des alliances au sein de la commission, estime Jeannot Krecké, parce que du point de vue arithmétique, on ne va pas loin, nous sommes quatre contre sept. Au cours des cinq dernières années, nous avons pu acquérir une crédibilité qui demeure très fragile. C'est aussi la raison pour laquelle nous n'avons pas crié au scandale à chaque occasion, sinon on ne nous aurait pas pris au sérieux.» Les agents contrôleurs ont néanmoins parfois accueilli avec amertume le fait qu'aucune suite notable n'ait été donnée à leur dossier au niveau du parlement. 

Au fil des dernières années, les membres de la commission ont adressé une série de recommandations aux ministres pour que les erreurs ne se répètent pas. Aucun délai n'a toutefois été fixé pour la réalisation de ces avis. «Ce sera la tâche de la prochaine commission de faire le suivi des dossiers et d'estimer s'il faut sanctionner le ministre par une motion débattue en public», estime Jeannot Krecké. Soit l'attitude du service administratif en cause doit changer, soit le ministre doit légiférer pour faire cesser les anomalies dans la gestion des finances de l'État. 

Cette procédure a été un succès pour le secteur de l'économie solidaire dont le financement était contraire à la loi sur les marchés publics. Le ministre du Travail, François Biltgen, a décidé de lui donner une base légale. Un contre-exemple vient du ministère de la Fonction publique, où l'administration continue à embaucher et à rémunérer des employés de l'État selon un barème élevé, en opposition aux contrôleurs financiers et à la Cour des comptes. La conséquence logique est l'accumulation des mêmes «passer outre». 

Une suite a par contre été donnée entre autres au rapport spécial de la Cour des comptes sur le Fonds spécial pour le financement des infrastructures socio-familiales, présenté en juillet 2002 ; un des rares dossiers pour lesquels les députés n'ont pas trouvé de solution satisfaisante - certains membres de la majorité étaient même en principe d'accord avec ceux de l'opposition - et qui a fait l'objet de deux motions discutées en plénière. On se souviendra des dissensions qui concernaient surtout l'école Sainte Anne d'Ettelbruck et l'hospice civil de la Ville de Luxembourg. Cet exemple illustre la sanction suprême, l'épée de Damoclès, que peut encourir un ministre : la publicité du dossier. 

Un travail de fourmi qui a commencé il y a cinq ans et qui a porté ses fruits, même si des adaptations sont nécessaires. La Cour des comptes présentera ses conclusions à la commission parlementaire le 17 mai prochain.Toutefois, il est illusoire de croire en un système sans faille. «En dépit de toutes les mesures de sécurité et de contrôle qui ont été prises en 2001, un dysfonctionnement ne pourra jamais être rendu impossible, estime Patrick Gillen, ces dérapages restent néanmoins beaucoup moins tentants par le simple fait que les nouveaux mécanismes de contrôle existent et fonctionnent.»

 

 

 

 

anne heniqui
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