Freeport – Culture's safe

Ce cheval (de Troie) nommé Free Port Lux

d'Lëtzebuerger Land du 03.10.2014

Ça commence avec l’ultra-rabâché Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss et on a peur pour la suite : et si on assistait à une de ces soirées de théâtre bon enfant, type théâtre d’étudiants, pleine de bonnes intentions mais assez mal réalisée ? Après s’être attaqué, entre autres, au système scolaire, au discours sur l’identité nationale, au marché des bonnes consciences, à la scène culturelle, à la mode des sitcoms ou encore au chômage des jeunes, le collectif artistique Richtung22 s’en prend cette fois, avec Freeport – Culture’s safe au port franc qui vient d’ouvrir au Findel, offusqué par le fait qu’on y enferme l’art au lieu de le montrer au public. Le timing de leur programmation était parfait : fêtant leur première une semaine après l’ouverture du « Le Freeport », leur communication tomba en plein dans celle du port franc et ils purent assurer, tout seuls comme des grands, le rôle de fous du roi, de l’opposition gentillette à un gros projet financier qui semble laisser de marbre le commun des mortels. Ce bon timing leur valut d’être cités en détracteurs par la presse autochtone, y compris le Land (du 19 septembre) et des médias internationaux réputés sérieux, comme The Independent. Relations publiques : dix points.

Vendredi dernier, 26 septembre, dans la cave voûtée du Théâtre du Centaure : la première de la pièce. Jacques Schiltz, le plus rôdé de l’équipe, qu’on a déjà vu sur d’autres scènes aussi, assure le rôle de metteur en scène et essaie de discipliner la troupe d’une dizaine de jeunes acteurs tous plus chaotiques les uns que les autres. Leur approche : si personne, au Luxembourg, ne s’offusque de ce port franc, c’est que forcément, les gens doivent ne pas être au courant de ce qui s’y trame ! Donc, leur ambition à eux est d’informer, de mettre à nu les mécanismes du port franc, destiné aux ultra-riches que le Luxembourg convoite tant comme nouvelle clientèle pour sa place financière. Des High Net Worth Individuals qui, en dernière valeur refuge, se ruent sur l’art comme investissement qu’ils croient sûr et et hors de la portée des fiscs, cachant ensuite leurs acquisitions dans les coffres-forts du Freeport, où en plus, ces acquisitions seront exemptées de TVA le temps de leur résidence au Luxembourg. Richtung22 ne fustige pas seulement le fait que le grand-duché abrite ainsi une forteresse ultra-sécurisée et complètement opaque de par ses clients et leurs pratiques, mais aussi et surtout du fait que l’art devienne un investissement, un objet de spéculation qu’on cache au lieu de servir la contemplation et les lumières. Une institution anti-démocratique en fait.

Pour le texte de son « théâtre documentaire », Richtung22 se base sur une recherche impressionnante d’informations sur le sujet : des articles dans le presse nationale (toujours assez positive d’ailleurs) et internationale (beaucoup plus sceptique) ; les communiqués et discours officiels du Freeport, notamment de son directeur David Arendt et de son principal investisseur Yves Bouvier ; des portraits et articles sur ces derniers. Pour les présenter, ils se font complices du spectateur, le prennent à parti, comme s’ils lui faisaient des confidences, se moquent gentiment d’eux-mêmes en se présentant comme les ploucs de l’Œsling, où on n’apprend l’anglais que jusqu’en classe de onzième, n’a accès à Internet que par intermittences et ne possède rien d’autre que des pommes de terre. L’idée de base ici : il est scandaleux qu’à un moment où les citoyens lambda sont appelés à faire des économies, voire à contribuer davantage aux caisses de l’État par la hausse annoncée de la TVA, le gouvernement déroule le tapis rouge pour les ultra-riches, les exemptant de taxes et leur permettant de contourner les impôts chez eux, leur mettant même à disposition le terrain pour construire le Freeport et leur écrivant des lois sur mesure pour les accueillir dans les meilleures conditions au Luxembourg.

Alors, si le port franc sert des pratiques douteuses, comme la fraude fiscale ou le blanchiment d’argent, comme le laissa même entendre un expert de l’OCDE, le gouvernement est-il embarrasé ? Ou a au moins un peu de mauvaise conscience ? « Bien sûr que je n’ai pas mauvaise conscience, je suis membre du LSAP ! » sourit Lars Schmitz à grandes dents. Dans la scène la plus réussie de la pièce, il incarne le ministre de l’Économie Etienne Schneider en quadra dynamique et insaisissable, grand sourire de pub pour dentifrice et obsédé par la proximité aux gens (il s’obstine à embrasser péniblement les jeunes, qui passent leur temps à essayer de se libérer de sa griffe) et son image (il prend des selfies en affichant sa bonne humeur). L’autre grand moment est Jacques Schiltz déclamant solennellement un communiqué de presse du Freeport, bourré de fautes et d’inepties, comme notamment ce passage incroyable (mais vrai), dans lequel Olivier Thomas, un des investisseurs du Freeport, affirme que le projet va être un succès, parce que son dernier cheval, qu’il a nommé Free Port Lux (sic !), venait de remporter une course à Longchamp, ce qui ne pouvait être que de bonne augure. Ici, comme si souvent dans le bon cabaret, la réalité dépasse largement en absurdité la fiction.

À l’heure où le cabaret (virulent) de gauche a quasiment disparu – les auteurs semblent désemparés par le fait que ce gouvernement s’affiche de centre-gauche –, Richtung22 vient à point nommé pour démasquer la politique officielle et les acteurs du monde financier. Freeport – Culture’s safe est une réussite, a un bon rythme et ce brin d’impertinence qu’il faut. Il est juste dommage que l’équipe n’ait plus eu le temps ou l’envie de trouver une fin au spectacle. Ça se termine en eau de boudin, avec quelques piques de méta-théâtre, mais sans référence à ce qui s’est passé et dit le jour de l’ouverture du Freeport par exemple. Bon joueur, David Arendt s’était même déplacé pour voir la pièce. Ainsi, comme si souvent dans le paradoxal Luxembourg, la thèse et l’antithèse, le diable et les anges furent réunis le temps d’une soirée.

Freeport – Culture’s safe, une pièce satirico-documentaire du collectif artistique Richtung22, a été jouée les 26, 27, 29 et 30 septembre au Théâtre du Centaure, avec Anne Gillen, Tessie Jakobs, Raphael Lemaire, Yannick Maurice, Roxanne Peguet, Jacques Schiltz, Lars Schmitz, Maurice Sinner, Naema Sinner, Gabrielle Taillefert, Selma Weber ; pas d’autres représentations prévues ; pour plus d’informations sur le collectif : richtung22.org.
josée hansen
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