Fundamental Monodrama Festival

Le dictateur, l’anarchiste, l’ermite et la diva

d'Lëtzebuerger Land du 20.06.2014

« Peuple, vous êtes des lâches ! » « Peuple d’ignorants, mais relisez vous classiques ! » « Peuple de cons ! » ou « On ne combat pas une dictature avec des statuts Facebook ! » Ce que le vieux dictateur déchu a à dire, du fond de son exil, ce ne sont ni des éloges de ce peuple qui avait toléré ses abus de pouvoir durant 23 longues années, ni des regrets pour ses agissements, mais une longue tirade d’insultes à l’encontre de ceux qui, hier encore, faisaient courbette devant lui et, inconsciemment, mettent déjà en place aujourd’hui le dictateur de demain.

Ce que le dictateur n’a pas dit de la jeune (elle a 31 ans) auteure tunisienne Meriam Bousselmi est un règlement de comptes, non seulement avec les dictateurs déchus de ces pays où le printemps arabe a fait brièvement souffler un vent de révolte, mais aussi avec la naïveté, aux yeux de celle qui a fait des études de droit, de ces liesses populaires irréfléchies, qui n’ont pas vraiment de plan pour instaurer des systèmes démocratiques durables et qui « trouvent une pièce de théâtre de deux heures trop longue » tout en acceptant une dictature de 23 ans sans cligner de l’œil… Elle en avait gros sur le cœur et sa pièce enflammée suit un rythme endiablé, entre coups de gueule spontanés et réflexions politiques plus profondes.

Pour l’ouverture du Fundamental Monodrama Festival, vendredi dernier 13 juin à la Banannefabrik, elle a elle-même mis la pièce en scène (la première en avait été fêtée dix jours plus tôt au théâtre des Capucins), avec Steve Karier dans le rôle du dictateur. Tantôt esseulé, tantôt furieux, tantôt cynique ou feignant un semblant de remords, la démesure du personnage sied bien à l’acteur (et directeur du festival, en passant). Avec quelques moyens très simples et symboliques – un fauteuil dont un pied est plus court que les autres, un somptueux manteau en hermine ou une couronne d’épines blanches –, il change de registre. Il crie, court, saute et crache, et on a presque envie de lui donner raison par moments.

Pour cette représentation unique, la salle était bondée, contrairement au lendemain, samedi, lorsque Martin Engler, l’excessif, emmena son public dans une course folle à travers l’univers de Dieter Roth, artiste-peintre et auteur suisse mort en 1998 et dont Martin Engler interprète l’œuvre littéraire depuis 2007. Roth est le chantre de l’excès et de l’anarchie, sa langue est crue et imagée, et Martin Engler y ajoute encore des couches supplémentaires en entrelaçant plusieurs textes dans sa lecture, en s’accompagnant lui-même à la guitare poussée jusque dans les réverbérations et Max Thommes jouant de la batterie muni de brosses à vaisselles, ou en interprétant des publicités vantant le culte de l’inculte. La vie est complètement absurde, nous enseigne Roth, il se peut tout à fait qu’un bateau soit en perdition sur un lac tranquille et que les marins soient dévorés par des truites. Il se peut aussi que des babysitters aiment certes leur métier, mais aiment encore plus les enfants qu’ils gardent, parce que les pulsions, les pulsions… Martin Engler est un interprète hors normes, c’est connu. Dieter Roth est un auteur à sa mesure (même si, à la longue, son langage scatologique est un peu lassant).

Patrick Corillon est tout l’opposé de cela. L’artiste et conteur belge, qui présente pour la première fois tout son cycle de quatre spectacles au Luxembourg, jouait samedi après-midi L’ermite ornemental. Alors qu’au rez-de-chaussée, dans le grand hall, des centaines de badauds faisaient le tour des stands du Marché des créateurs, peu d’entre eux trouvèrent le chemin vers l’auditorium au sous-sol. Dommage pour eux, parce que les « soixante minutes » de Patrick Corillon sont des voyages vers l’émerveillement. L’ermite ornemental raconte la quête spirituelle du personnage principal, sa recherche de la concision et la simplicité après qu’il ait vu les sculptures de Richard Serra au Grand Palais. Touché par tant de beauté, tant de force et tant de poésie, il fait vœu de silence et se fait engager comme ermite ornemental dans le château d’une amie de sa mère, où il s’exerce, dans le dépouillement le plus total, à améliorer sa technique du dessin. Et surtout à faire tenir en équilibre cinq crayons sur leur pointe et durant au moins une minute sur son bloc à dessins. Patrick Corillon raconte ses histoires avec tellement de simplicité et d’enthousiasme, avec tellement d’humour décalé et d’observations pertinentes sur les vraies choses de la vie qu’on se laisse volontiers emporter dans ses aventures rocambolesques.

Dimanche soir, voici une vraie star du théâtre allemand : Sophie Rois, à la Volksbühne à Berlin depuis 1993, où elle a joué e.a. avec Schlingensief, Marthaler, Castorf ou, ces dernières années, avec René Polesch. L’actrice, dont la voix très marquante était d’abord jugée par ses enseignants comme un handicap, mais devint assez vite son principal atout, arrive en taxi vingt minutes avant le spectacle. Et commence pile à l’heure : assise dans un fauteuil confortable, buvant le thé dans un service Vieux Luxembourg, elle lit durant 85 minutes Theater (La comédienne, 1937) de William Somerset Maugham. Une délicieuse mise en abyme du monde du théâtre, dans laquelle une actrice au zénith de sa carrière et de sa célébrité s’amourache d’un jeune admirateur qui a l’âge de son fils, le perd et prend sa revanche. Une revanche de femme, une revanche de star adulée par son public, une revanche qui se mange froid – une revanche en robe à paillettes.

Là où le texte de Maugham est parfois glacial dans la description de l’arrogance de Julia au début (« seinen Namen sollte sie dann doch behalten » ou « Tom war langweilig »), il reste tout aussi distant vers la fin, quand l’actrice, blessée par le désintérêt soudain de son jeune amant, se recroqueville sur elle-même. Sophie Rois garde cette distance, mais s’amuse à jouer du regard, des intonations pour ajouter de l’humour ou de la grandeur. Que Julia termine la soirée seule dans un restaurant à manger des frites et boire une bière est en fait une victoire féministe bien précoce – au diable les hommes, jeunes ou vieux, au diable les admirateurs, ce qui compte vraiment, c’est d’être libre. « Die ganze Welt ist eine Bühne » dit-elle.

En sortant des spectacles, on peut encore regarder les photos des éditions précédentes réalisées par Bohumil Kostohryz, manger le plat du jour et discuter avec les artistes. Une vraie ambiance festivalière, propice à l’échange. Il suffit d’y aller, ça arrive près de chez vous.

Le festival continue encore jusqu’à ce dimanche, 22 juin. On vous recommande plus particulièrement In a world full of butterflies… de la chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin (une habituée du Grand Théâtre), ce soir, vendredi, à 20 heures à la Banannefabrik ; Le benshi d’Angers de Patrick Corillon, demain, samedi 21 à 17 heures au Théâtre national ; le Discours à la Nation d’Ascanio Celestini, samedi à 20 heures à la Banannefabrik, et l’Appartement à trous de Patrick Corillon, dimanche 22 à 16 heures au Mudam ; programme complet sur www.fundamental.lu.
josée hansen
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