Fundamental Monodrama Festival

Ceux qui ont un révolver

d'Lëtzebuerger Land du 27.06.2014

Ronny Steinmetz n’était pas content. Le critique du Luxemburger Wort était allé voir Leopold von Verschuer au Fundamental Monodrama Festival jeudi dernier, peut-être parce qu’il connaît l’acteur de séries télévisées allemandes comme Soko, Tatort ou Lindenstraße. Et il n’a compris que dalle de cet Homo Automaticus qui lui fut servi : « Heraus kam hierbei ein Wort- und Silbenbrei ohne Hand und Fuß, der jeglichen Versuch, auch nur die geringste Spur eines roten Fadens zu ergreifen, umgehend ad absurdum führt. » On ignore si l’acteur, metteur en scène et traducteur du texte s’est réjoui de cette critique ou si elle l’a déçu. En tout cas, Valère Novarina, l’auteur de cette pièce, qui, dans sa langue originale française, a été créée sous le titre Le monologue d’Adramelech au Festival d’Avignon en 1985, devrait apprécier. Son texte est bouleversant à plus d’un titre – en premier lieu par son absence de narration et de structure claires, mais aussi par la créativité de sa langue, qui suit la logique formelle des surréalistes ou de l’art brut plutôt que la recherche d’un sens au premier degré.

Leopold von Verschuer, bilingue allemand-français (il est né à Bruxelles), travaille depuis vingt ans avec Valère Novarina. Il a lui-même traduit la pièce en allemand, sa version a été créée en début d’année à Berlin et à Zurich. Bonnevoie n’en était que la troisième station. Adramelech, un des archidiables de la magie noire (« grand chancelier des enfers, président du haut conseil des diables, intendant de la garde-robe de Satan et grand croix de l’ordre de la mouche » selon un dictionnaire spécialisé qu’on trouve en-ligne), tout de rouge vêtu, une moitié du visage peinte en rouge et l’autre en blanc, nous y raconte sa vie, ses déboires, ses rencontres et ses amours. Et c’est vrai que c’est souvent inintelligible. Mais quel plaisir linguistique, quelle précision du jeu ! Sous son apparente bonhommie, Leopold von Verschuer dissèque la langue, ses syllabes et ses sonorités au scalpel, avec une extrême précision. De façon à ce que, d’homonymie en onomatopée, d’accentuations en silences, de nouveaux mots se créent et de nouveaux sens naissent.

Dans Homo Automaticus, il se peut tout à fait que le soleil, qui a pris la forme d’un grand disque en cuivre, tombe du ciel et qu’Adramelech se fasse démiurge en le remontant encore et encore au zénith. Une femme est symbolisée par un triangle en pelouse synthétique verte, l’eau-de-vie est versée à côté du verre et de vieux skis en bois deviennent de parfaits partenaires pour une petite danse bavaroise. Parfois, la langue explose – « du sägst uns hier am Apparat » ou « du knickst uns hier die Ohren mit deiner Sabbelei » –, d’autres fois, elle se fait toute petite, essaie de fignoler les nuances entre les mots. C’est souvent intelligent, toujours stimulant, et parfois extrêmement drôle. Grâce surtout à l’incarnation raffinée de Leopold von Verschuer, dont on n’a pu qu’admirer le métier et le plaisir qu’il prend à inventer un univers avec sa propre langue.

Le Fundamental Monodrama Festival est avant tout une plate-forme pour les acteurs et les actrices, l’édition 2014 l’a prouvé une fois de plus. Par exemple lors de la performance assez spectaculaire de David Murgia dans Discours à la nation, joué samedi soir à la Banannefabrik. Le spectacle, qui a reçu le prix du public au Festival Off d’Avignon l’année dernière, fonctionne, comme les autres qu’on a pu voir lors du festival, avec des moyens modestes et une mise en scène minimaliste : de caisses en bois se transforment en quelques gestes en siège ou en pupitre pour discours politiques, munies d’ampoules, elles créent des ambiances différentes pour chacune des saynètes écrites par le jeune auteur italien Asciano Celestini. Le Discours à la nation est une stand-up comedy, un one-man-show comique sur un thème sérieux : les rapports entre dominants et dominés, entre riches et pauvres, entre élus et électeurs ou entre patrons et ouvriers. Celestini a écrit des diatribes enragées au cynisme dévastateur, expliquant le monde avec une parabole toute simple.

Par exemple que dans la vie, dans ce pays pas si imaginaire où il pleut sans cesse et où il y a la guerre, il y a ceux qui ont un parapluie et ceux qui n’en ont pas. Ces derniers envient bien sûr les premiers, qui, eux, savent, que ce parapluie se transmet de génération en génération et que dans les familles qui n’en ont pas, itou : de génération en génération. Alors que « sous la pluie, tout le monde se mouille », ceux avec des parapluies sont persuadés qu’ils ne sont « pas responsable(s) de la pluie ». Parmi eux, il y a ceux, magnanimes, qui acceptent qu’un sans-parapluie cherche abri sous leurs pieds, où il peut en plus ramasser les miettes et les mégots – et d’autres chutes, bien moins appétissantes.

Asciano Celestini n’épargne personne et nous livre une analyse politique un peu simpliste, certes, mais pleine d’humour et de perspicacité. David Murgia – jeune acteur belge qui a déjà joué dans des films coproduits au Luxembourg comme Tango Libre de Frédéric Fonteyne – incarne le texte avec une verve et un légèreté qui forcent le respect, notamment dans les changements de rythme, fonçant parfois dans des accélérations assez impressionnantes dans les passages dont la rhétorique les impose. Le seul sketch vraiment à côté de la plaque est l’hommage à Antonio Gramsci, cet éminent héros de la gauche, ce passage étant beaucoup trop premier degré et moralisateur dans un spectacle par ailleurs humoristique et léger.

Qui nous explique que, dans la vie, il est important d’avoir une alternative pour ne pas désespérer. D’avoir un revolver dans la poche par exemple, pas forcément pour tirer, mais pour avoir cette certitude qu’on pourrait le faire si c’était nécessaire. Pour se sentir plus fort dans l’adversité – d’une réunion par exemple. En entrant, le sortir, le mettre sur la table et ne jamais, jamais en parler. Juste y penser. Pour l’avoir dans sa poche lorsqu’on rencontre le voisin grincheux, ce vieux général ingrat, et juste y penser, se sentir plus fort. Wolfgang Herrndorf avait la même approche ; il raconte, dans Arbeit und Struktur, à quel point cette possibilité d’avoir une alternative était une nécessité vitale pour lui. Pas pour tuer quelqu’un d’autre, mais pour être maître de son propre sort, pour ne pas être réduit à l’état de légume lorsque son cancer deviendrait trop dévastateur. Il en a fait usage et s’est tiré une balle dans la tête le 26 août 2013.

josée hansen
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