Comment écrire une histoire de la place financière ?

Chaque pays est le « paradis fiscal » d’un autre

d'Lëtzebuerger Land du 17.11.2017

L’historien et statisticien Paul Zahlen travaille au sein du C2DH (l’institut d’histoire du temps présent de l’Uni.lu) à une histoire de la société d’assurance La Luxembourgeoise. Son étude devrait paraître en 2020.

d’Land : À part quelques brochures d’anniversaire, l’histoire de la place financière luxembourgeoise reste étonnamment peu étudiée. Par où faudrait-il commencer ?

Paul Zahlen : Il faudrait en fait commencer par tous les bouts pour ne pas courir le risque de biaiser le regard historique sur le sujet en se focalisant sur un seul aspect – ce qui arrive fréquemment lorsque la masse critique d’historiens travaillant dans un domaine fait défaut, comme c’est très – et trop – souvent le cas dans un petit pays comme le Luxembourg. Car, en réalité, il y a de très nombreuses dimensions à analyser dans le domaine financier : le contexte économique global avec la financiarisation et la globalisation du capitalisme, l’aspect socio-économique avec la question des salaires et des indemnités, l’organisation du travail, les structures dirigeantes, ou encore la diversification (et la complexité croissante) des produits financiers… Et enfin l’aspect de la réglementation et de la régulation du secteur, dont la fiscalité ne constitue qu’un aspect.

Rien que l’utilisation du terme « place financière » – qui a une connotation soit « négative », soit « positive » (une « place forte », une « place centrale ») –, au lieu de « branche financière » ou « secteur financier » pose question. On interprète souvent l’évolution du secteur financier comme une « success story » ; et cela même si les critiques moralisantes ne manquent pas. En somme, il s’agit dans ce cas d’une « success story » à l’envers. Or, à y regarder de près, les échecs, comme par exemple les reprises pas nécessairement amicales, les évictions de dirigeants, les résultats décevants ne sont pas rares et font partie de cette histoire.

Quelle est votre approche pour aborder l’histoire de La Luxembourgeoise ? Passez-vous via une analyse des réseaux personnels/familiaux, des produits financiers ?

Le projet sur lequel je travaille relève plutôt d’un domaine qui, en Allemagne, par exemple, a une longue tradition, la « Unternehmensgeschichte ». Un tel projet exige d’abord l’accès très large aux archives de la société et implicitement une ouverture réelle de la part de la direction de l’entreprise et une relation de confiance mutuelle entre les dirigeants et l’historien en charge du projet. Ce qui est le cas pour ce qui concerne le projet en question.

L’approche est plutôt « micro-économique », sans faire l’impasse sur le contexte économique et financier plus global. J’essaie de procéder par touches, en croisant les sources. À titre d’exemple, la lecture du bilan ne permet que très rarement une interprétation claire et univoque de la marche de l’entreprise ; pour cela il faut aller dans les détails qu’on trouve souvent dans les documents techniques, les rapports de conseil d’administration, etc. Mais évidemment, là encore, il restera toujours des zones d’ombre dues aux informations fragmentaires disponibles. Dans le domaine de l’analyse des réseaux notamment il serait naïf de penser que les sources écrites rendent compte de façon détaillée de leur fonctionnement qui est très souvent basé sur l’oral.

Finalement, en parlant de l’évolution de la « place financière » on place l’analyse à un
« méta-niveau ». Or, dans une économie de marché, la vie des sociétés et des différentes branches économiques – la « place financière » y incluse –, est rythmée par les produits mis sur le marché, certains avec succès d’autres avec des succès mitigés ou même se soldant par des échecs. C’est cet aspect commercial qui est à la base de l’évolution des entreprises et qui fait le lien avec l’« économie réelle ». L’histoire économique et financière ne peut donc ignorer cet aspect.

Une approche comparative ne permettrait-elle pas de briser le prétendu « exceptionnalisme » luxembourgeois (dans sa forme positive comme négative) ? Du coup, ne faudrait-il pas faire une analyse croisée entre le Luxembourg et l’Irlande, les BVI, voire Panama?

L’aspect comparatif appartient, à mon avis, organiquement à la recherche en sciences sociales, en sciences économiques et en histoire. Il est néanmoins important que l’étalon de comparaison soit choisi de façon judicieuse. L’énumération des « places financières » dans laquelle le Luxembourg est inséré ici n’est pas neutre. En fait c’est l’aspect « fiscalité » qui est implicitement mis en avant dans la question. Or, les « Paradise Papers » montrent bien que, dans le contexte de la globalisation et de la concurrence fiscale exacerbée qui l’accompagne, chaque pays devient le « paradis fiscal » d’un autre …
et ce sont aujourd’hui plutôt Malte et les Pays-Bas qui sont sur la sellette.

Il faut quitter les chemins pré-tracés. Avant d’aborder de façon globale la comparaison du Luxembourg avec une autre « place financière », on pourrait procéder de façon pragmatique en commençant par comparer la réglementation et la régulation de différentes « places financières », dont la fiscalité ne constitue qu’un aspect. D’ailleurs, contrairement à ce qu’on pourrait penser intuitivement, rien de plus difficile. En effet, à côté de la régulation légale et réglementaire, les décisions administratives, notamment celles des administrations fiscales (circulaires, rulings) jouent aujourd’hui un rôle primordial. Ceci complique singulièrement la tâche. Idéalement, un tel projet comparatif serait donc porté par les équipes pluridisciplinaires et interdisciplinaires (juristes, économistes, sociologues, fiscalistes, historiens) des pays faisant l’objet de la comparaison.

Il y a peut-être une autre approche comparative tout aussi productive et moins « lourde », qui serait de mettre en parallèle l’évolution de deux sociétés de la branche financière luxembourgeoise (deux banques ou deux sociétés d’assurance, par exemple), ce qui permettrait de pondérer l’impact des décisions prises par les dirigeants des entreprises en question, de l’organisation interne, des produits proposés, de la réglementation, etc. En tout état de cause, il ne faut pas s’attendre à ce que l’approche comparative apporte une réponse univoque et simple à la question de l’« exceptionnalisme » de la place luxembourgeoise. On découvrira probablement – et logiquement – des évolutions « exceptionnelles », en même temps que des aspects communs avec d’autres « places »...

L’interview a été menée par courriels entre le 10 et le 13 novembre

Bernard Thomas
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