François Biltgen évolue : après avoir essayé d’expliquer pendant des années le chômage au Luxembourg par la seule incompatibilité entre offre de places de travail et qualification des demandeurs d’emploi, il a découvert un nouveau dada. Le ministre du Travail parle de plus en plus souvent de la « segmentation du marché de l’emploi ». Il désigne ainsi le phénomène qu’un chômeur du secteur financier se montrera plutôt réticent d’accepter un poste, par exemple, dans l’industrie, même s’il répond à sa qualification. « Nous constatons un man-que de mobilité, » expliquait vendredi dernier François Biltgen à l’occasion du bilan 2003 des activités de l’Administration de l’emploi (Adem). Bienvenu dans le monde réel, Monsieur le ministre. Avec la forte croissance du chômage depuis trois ans – 6 764 demandeurs d’emploi au sens large en juin 2001, 11 889 fin mars 2004 – les anciennes explications et excuses ne suffisent plus. Le Luxembourg connaît aujourd’hui les mêmes problèmes structurels sur son marché du travail que d’autres pays européens. Le taux de chômage (4,3 pour cent fin mars) se compare certes toujours favorablement à la moyenne de l’Europe des 25 (9,0 p.c.). Les leçons que le Luxembourg peut apprendre d’autres pays deviennent néanmoins toujours plus nombreuses. Quand on évoque le nombre de demandeurs d’emploi, il faut se défaire de l’idée qu’il y aurait quelque 9 000 personnes au sens strict (sans ceux bénéficiant d’une mesure pour l’emploi) qui cherchent mais ne trouvent pas d’emploi. Ce chiffre est le résultat d’un va et vient continu. En fait, trois quarts des chômeurs inscrits en mars 2003 au chômage ont entre-temps retrouvé un emploi. Ces données ne reprennent cependant pas les plus de 3 000 personnes qui bénéficient d’une mesure pour l’emploi, en principe aussi des gens qui ont auparavant eu longtemps du mal à s’imposer sur le marché du travail. On peut néanmoins retenir qu’un grand nombre de demandeurs d’emplois sont tout à fait « em-ployables ». Ceci d’autant plus que l’économie luxembourgeoise continue à créer des postes de travail supplémentaires. Le problème consiste plutôt dans le délai entre la perte d’un emploi et la signature d’un nouveau contrat de travail. À regarder les statistiques, force est de constater que les premiers six mois du chômage sont pour la majorité des nouveaux inscrits une période perdue. Plus de la moitié des 8 749 demandeurs d’emplois (au sens strict) de fin mars avaient perdu leur emploi il y a moins de six mois. C’est ce constat qui mène les différentes organisations économiques internationales de l’OCDE au FMI à pointer du doigt le taux de remplacement de 80 p.c. des indemnisations du chômage au Luxembourg. Ces paiements sont cependant limités dans la durée à douze mois. On constate en parallèle que le nombre des inscrits à l’Adem commence à diminuer sensiblement entre le septième et le douzième mois du chômage. Quand François Biltgen se plaint du « manque de mobilité » des demandeurs d’emplois, c’est aussi une réaction au fait que ses services constatent qu’au moins dans une première phase du chômage, les inscrits à l’Adem ont tendance à attendre un travail proche de celui qu’ils ont occupé auparavant plutôt que d’en accepter tout de suite un autre, dans un secteur différent, par exemple. Or, avant de se pencher sur les cas difficiles à placer pour l’une ou l’autre raison, le moyen le plus simple de réduire le chômage est d’accélérer le retour sur le marché du travail de ceux qui disposent de qualifications réclamées par des employeurs potentiels. Depuis la fin des années 90, l’Adem a pourtant fait beaucoup d’efforts de modernisation et d’adaptation aux besoins réels de ceux qu’elle appelle entre-temps ses « clients ». « L’Adem, qui était réactive, est aujourd’hui proactive, » résume le ministre du Travail dans un langage qui fait pâlir tout consultant des Big Four. Il est certain que les structures internes de l’administration ont été revues de fond en comble, que son approche a été individualisée et que ses contacts avec le monde du travail ont été renforcés et rendus plus directs. On peut l’illustrer avec les « ateliers » que l’Adem organise avec un succès certain ensemble avec des entreprises qui veulent embaucher plusieurs personnes. L’Adem sélectionne d’avance des demandeurs avec le profil requis (même si seulement trois quarts répondent à l’invitation). L’exercice peut même être prolongé en assurant aux candidats une formation spécifique pour les postes à créer. Pas de chance pour l’Adem, ces réformes ont été initiées en majeure partie à une époque où le chômage au Luxembourg était en effet un phénomène limité et qui touchait en majorité des personnes qui, de par leur manque de formation ou d’autres problèmes spécifiques, souffraient d’un handicap sur le marché du travail. Un exemple sont les très utiles bilans de compétences destinés à identifier ces handicaps afin de les éliminer à l’aide de formations. Or, ces innovations ne répondent qu’en partie aux défis nouveaux qu’a provoqué le ralentissement économique depuis 2001. La modernisation de l’Adem est cependant aussi révélatrice des limites auxquelles se heurte la réforme administrative au Luxembourg. D’accord, on veut bien être proactif, mais il y a des limites. Depuis le fameux plan d’action national (PAN) de 1999, les employeurs sont obligés de communiquer au moins trois jours à l’avance toute ouverture de poste à l’Adem avant de publier une annonce de recrutement. L’objectif de cette disposition est certes légitime dans un pays où trois quarts de nouveaux emplois sont occupés par des frontaliers. Mais il est naïf de croire qu’elle permet de changer ne serait-ce que cinq minutes la dynamique propre du marché de l’emploi. Peu importe la loi, le véritable benchmark de l’Adem doit être la réalité du terrain. Et celle-ci veut que si le samedi une ouverture de poste est annoncée sur monster.lu ou dans le Wort, les candidatures doivent arriver de préférence le lundi ou le mardi qui suit sur le bureau de l’employeur. Or en fait, l’Adem ne suit même pas systématiquement le délai entre l’entrée d’une offre d’emploi et la présentation du premier candidat de l’administration. Il est peu probable qu’il ne s’agisse en moyenne que de trois jours. Le Luxembourg n’est pas un cas isolé. Ce n’est dès lors pas étonnant qu’un récent rapport intitulé Policies for full employment rédigé par des professeurs de la London School of Economics1 a identifié comme un des facteurs de succès dans la lutte contre le chômage la mise en concurrence des administrations de l’emploi avec des services privés. En analysant les exemples britanniques, danois et néerlandais, trois pays avec des taux de chômage loin en dessous de la moyenne européenne, les auteurs ont retenu des recommandations en matière de politique d’emploi qu’ils adressent aux chefs de gouvernement européens. Parmi les conclusions les plus intéressantes figure sans doute le fait que le niveau de protection des salariés contre des licenciements n’a, au moins à moyen terme, pas d’influence sur le niveau absolu du chômage. Une autre retient qu’on aurait tort de croire qu’une réduction du nombre de travailleurs potentiels (par la préretraite ou un taux d’activité féminin réduit) aurait un effet positif sur le chômage. La principale conclusion du rapport consiste dans le constat que le chômage est avant tout le résultat de la manière dont on traite les demandeurs d’emplois. Il devrait ainsi être impossible pour un chômeur de vivre pendant des années d’indemnités. Tel n’est d’ailleurs pas le cas au Luxembourg, où elles sont limitées à douze mois. Les auteurs insistent surout sur l’instauration d’un système d’obligation mutuelle entre État et demandeur d’emploi. Le second devrait être obligé d’accepter les offres qui lui sont ouvertes alors que le premier devrait après un certain délai offrir d’office une occupation au chômeur. Ce « principe de l’activité » fait défaut au Luxembourg. Quand on suit toutefois les réflexions de François Biltgen jusque dans le programme électoral du CSV (p. 42), on y découvre l’idée de la conclusion d’un « contrat » entre l’Adem et le demandeur d’emploi comprenant « les droits et les obligations » des uns et des autres. Ce contrat serait à conclure seulement trois mois après l’inscription au chômage. L’objectif semble donc bien être celui d’accélérer le retour sur le marché du travail, et ce sans nécessairement couper le niveau des indemnités de chômage. Il y a d’autres failles dans la lutte contre le chômage. Le Luxembourg ne prévoit ainsi pas la possibilité de percevoir en même temps une partie de son indemnité de chômage et un salaire. Il existe bien une « aide au réemploi » si on accepte un poste moins bien rémunéré que le précédent. Mais dans de nombreuses situations, le fait d’accepter un poste d’intérimaire ou encore de travailler seulement quelques heures par semaine, peut se révéler contre-productif pour le chômeur. Une autre faiblesse des dispositifs au Grand-Duché est la part peu élevée des bénéficiaires d’une mesure pour l’emploi qui travaillent dans le secteur privé. Or, à la différence des administrations publiques, d’organisations comme l’Objectif plein emploi et d’autres, seul le secteur privé permet un retour sans étape intermédiaire sur le marché de l’emploi, même s’il n’est, bien sûr, pas garanti. Même si Jean-Claude « l’irremplaçable » Juncker et François « Mitch » Biltgen sont passés par là, la lutte contre le chômage au Luxembourg, qui finalement n’est pas si atypique que ça, reste un vaste chantier.
Romain Hilgert
Catégories: Emploi et chômage, Législatives 2004
Édition: 29.04.2004