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Une économie de la promesse

d'Lëtzebuerger Land vom 08.01.2021

Uncut Gems (2019) C’est à la fois l’élément gemmologique central de l’histoire, le nerf de la guerre et le corps, mal dégrossi, de ce film diffusé exclusivement sur Netflix, le dernier en date des frères Benny et Joshua Safdie après Good Time (2017). Tout commence en pleine nuit, souterrainement, dans la misère suffocante des mines d’Éthiopie où l’on extrait l’opale noire, reconnaissable à ses reflets irisés, voire aux pouvoirs magiques dont elle se voit investie par les réalisateurs. Deux ans plus tard, en 2012, le récit se poursuit de l’autre côté de l’Atlantique, à Manhattan, dans le quartier des diamantaires de New York où l’on s’enrichit en plein jour grâce à la production de la main-d’œuvre africaine. En deux séquences seulement, le montage fait brutalement ressortir le contraste entre Nord et Sud et les logiques marchandes et spéculatives dont se nourrit le néolibéralisme globalisé. Soit un retournement sociologique complet. Le commerce de la pierre assure la collure entre ces deux mondes à seule fin de mieux les maintenir séparés.

Jew & Jeweller Une fois à New York, nous y resterons pour découvrir, allongé sur une table d’opération, le protagoniste anesthésié, Howard Ratner, 48 ans. Sans doute la seule fois de tout le film où l’on voit ce corps immobilisé, avant qu’il ne s’agite en tous sens aussitôt éveillé. Mec foireux, quoique parfois attachant, businessman accompli qui en revêt fièrement l’aspect le plus clinquant, Howard (Adam Sandler) mène grand train à crédit. De toutes parts (dents, oreilles, yeux, mains), il « dore » et luit : ses sens s’identifient aux marchandises de luxe qui attirent au sein de sa boutique une clientèle friquée. Y défilent des rappeurs en vogue (LaKeith Stanfield), une star de la NBA (Kevin Garnett, des Celtics de Boston), mais aussi deux mafieux russes mécontents venus récupérer la somme que Howard tarde à rembourser... À « Diamonds District », sur la 42e Avenue, Noirs et Juifs se mêlent provisoirement les uns aux autres pour exhiber leurs richesses, leurs réussites. Le bling-bling est de rigueur, superbement photographié par le chef-op’ Darius Khondji. Dans la lignée de The Wolf of Wall Street (2013) de Martin Scorsese, par ailleurs producteur de Uncut Gems, de Bad Lieutenant (1992) d’Abel Ferrara ou de Spring Breakers (2012) d’Harmony Korine, on tient là un portrait sans appel de l’homme capitaliste, tout en excès, toujours en quête de gain, pris dans l’étau de la mise (Howard est accro au pari) et du prêt sur gage. Aussi son mode de vie le reflète, éclaté, duplice, sans temps mort, la frontière entre vie privée et professionnelle ayant depuis longtemps sauté. Au téléphone portable de recoller les morceaux de cette vie désagrégée, où toute possibilité de communauté est vouée à l’échec, minée par la soif d’argent. Il ne reste plus que Pessah pour essayer de faire belle figure en famille.

Ironie du sort Plus étonnant, l’interdiction aux moins de 16 ans à laquelle fut contrainte la diffusion d’Uncut Gems sur Netflix. Pourtant, le film ne comprend quasiment aucune scène sexuelle ou de violence physique. On en déduit, paradoxalement, que c’est bien la peinture d’un libéralisme outrancier qui est en cause. Tel est le comble de ce long-métrage qui se proposait de refléter, jusqu’à l’absurde, les nombreuses aberrations et dérives de la société américaine : surprendre celle-ci à se défendre contre la violence qu’elle exerce quotidiennement au point de rejeter l’œuvre monstrueuse qu’elle aura finalement elle-même engendrée. Le cinéma, art industriel des contraires et de toutes les contradictions ?

Loïc Millot
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