Durant un mois, le candidat tête de liste des libéraux Xavier Bettel et ses équipes sillonnent le pays sous le titre De Premier bei Iech. Reportage à Dudelange

Le «  modernisateur  » bleu dans le Sud rouge

Claude Meisch et Pierre Gramegna à Dudelange
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 21.09.2018

Dans le généreux hall d’entrée du centre culturel régional Opderschmelz, là où on achète d’habitude ses tickets pour une soirée de jazz dans la belle grande salle toute en boiseries, de petites mains ont monté une table de gadgets électoraux du DP : des plans du pays (en luxembourgeois !) sont disposés en éventail, tout comme une version ultra-abrégée du programme électoral en format A4, quelques stylos, des chocolats et des fortune cookies chinois sous cellophane flanqué du logo du DP pour faire sourire (on les ouvrira après pour voir ce qu’ils prédisent). Mais contrairement aux festivals et aux concerts de jazz, la maîtresse des lieux Danielle Igniti, ancienne présidente des Femmes socialistes et toujours très à gauche, n’est pas là pour accueillir le public – ni même le Premier ministre et ministre de la Culture. Son successeur présumé à la direction, John Rech, leur a faussé compagnie lui aussi : il est candidat sur la liste socialiste aux élections législatives du 14 octobre. Son visage orne les poteaux des réverbères dans toute la ville, comme ceux de ses collègues Mars Di Bartolomeo, Alex Bodry ou Dan Biancalana. Bienvenu dans le Sud rouge, là où le LSAP reste encore dominant. Et où le DP ne joue pas de grand rôle.

Aux législatives de 2013, le LSAP a obtenu plus de 32 000 suffrages de liste à Dudelange, le DP un peu plus de 9 000 ; Mars Di Bartolomeo a été plébiscité avec 5 000 voix contre 1 524 pour Claude Meisch, moins que le dernier sur la liste socialiste. Aux communales de 2017 et 2011, le DP ne s’est même pas présenté ; en 2005, il n’avait obtenu que 3,73 pour cent des suffrages, un pour cent de moins que l’ADR et même pas le dixième du LSAP, qui régnait alors encore seul grâce à sa majorité absolue (57,76 pour cent des voix). « Lors de la dernière réunion électorale du DP ici, il y avait cinq personnes dans la salle – chaque spectateur de plus sera déjà une victoire », lance Xavier Bettel en rigolant lorsqu’il débarque de sa grosse limousine allemande garée sur le parvis, devant les énormes escaliers du centre culturel. Bettel a profité de l’été pour maigrir et retrouver sa forme physique d’il y a cinq ans pour cette campagne électorale, la première qu’il fait en tant que Premier ministre sortant. Pim Knaff, échevin libéral à Esch-sur-Alzette depuis l’année dernière, est là pour l’accueillir collégialement – « qui aurait cru que nous entrerions au conseil échevinal à Esch ? » lancera Bettel pour le présenter plus tard sur scène.

À l’entrée de la salle, un petit groupe s’est formé pour surveiller ce qui se passe côté public. Eugène Berger, le président du groupe parlementaire et conseiller communal à Roeser est là, comme Claude Meisch, le ministre de l’Éducation national et de la Jeunesse, tête de liste au Sud, avec son collègue Pierre Gramegna, ministre des Finances et « Escher Jong », dont c’est la première campagne. Des membres de la section locale et du parti central organisent la technique, la traduction simultanée en français et autre logistique sous le contrôle discret d’une employée du Opderschmelz. Xavier Bettel est à l’heure. Une équipe de la radio socioculturelle 100,7 le suit avec micro et appareil photo pour un portrait qui devrait être diffusé aujourd’hui, vendredi. Quelques photographes plus ou moins professionnels documentent tout, comme une équipe vidéo. La soirée sera un succès, il y a quelque 80 spectateurs dans la salle, 130 vers la fin, les mines se décontractent. Même dans une ville ouvrière, les libéraux ont désormais leur électorat, qui, à l’image des candidats, sont indépendants, hommes et femmes d’affaires, fonctionnaires ou enseignants.

Visiblement inspiré du Juncker on tour des précédentes échéances, De Premier bei Iech tente de faire profiter le parti de la relative popularité de son Premier ministre en organisant des raouts locaux autour du bilan de Xavier Bettel et de son gouvernement. Le concept, lancé lundi 17 septembre à Mertzig, dans cet Est dominé par le CSV, a donc fait halte mardi 18 à Dudelange avant de continuer pour huit dates en tout – la dernière aura lieu à deux jours des élections, le 12 octobre dans la capitale, ce sera un homerun pour Bettel. Alors que les campagnes électorales se passent cette fois beaucoup sur les réseaux sociaux, les partis ne peuvent pas abandonner les formats plus classiques, comme les table-rondes publiques organisées par les médias (RTL, Luxemburger Wort, PaperJam, Forum...), les interviews et face-à-face des radios et de la télévision, les réunions électorales dans les villes et villages, les présences sur les marchés et autres manifestations populaires. Les têtes de listes comme Claude Wiseler (CSV) ou Etienne Schneider (LSAP) jouent la carte de la proximité en allant à la rencontre de leurs électeurs. Les campagnes ne se sont donc pas vraiment déplacées dans le monde virtuel, juste éparpillées. Pour les candidats, cela implique un engagement beaucoup plus intense et une présence tous azimuts.

Les 23 candidats et candidates du DP pour le circonscription Sud s’installent dans la première et deuxième rangée du Operschmelz, des hommes en costumes soignés et des femmes apprêtées dans des robes modernes, peu de jean, c’est un grand moment quand même que de se présenter aux élections. À la fin des discours, ils trouveront bien le temps de faire quelques selfies à deux ou à plusieurs pour immortaliser l’instant. Carole Olinger, 39 ans, enseignante, est la seule candidate locale. Arrive un Pierre Gramegna des plus joviaux pour les saluer : « Wéi geet et hei ?! » lance-t-il aux unes en les embrassant, parlant italien aux autres. Décontraction semble être le maître-mot de la soirée. Ça sent le parfum très fort fraîchement appliqué. Les policiers qui assurent la sécurité de Xavier Bettel jettent un regard dans l’assemblée avant de donner leur ok et de se positionner discrètement en fond de salle. On est « entre soi », pas d’hostilité visible. À 20h05, la présidente du parti, Corinne Cahen, arrive en robe rouge sportive et s’assied sur sa chaise réservée au centre de la première rangée. Ça peut commencer.

Les MC (masters of ceremony) de la soirée seront Claude Meisch et Pierre Gramegna, ils arrivent sur scène en costume-cravate sombre, juste devant une énorme affiche électorale les montrant tous les deux grandeur nature et en marche aux côtés de Xavier Bettel – ce sera une mise en abyme inquiétante plus tard dans la soirée, lorsque les vrais candidats seront devant leur propre image... « L’enthousiasme que nous rencontrons dans le pays nous encourage ! » commence Pierre Gramegna, micro en main. Un enthousiasme qui provoquerait les même frissons (« dat Kribbelen am Bauch ») que ce fameux jour de décembre 2013, lorsque fut scellée la révolutionnaire coalition DP/LSAP/Verts, « n’est-ce pas Claude ? » Et Meisch de répondre que oui, il se souvient très bien de ce frisson-là, mais qu’il en a eu d’autres depuis, en exerçant son mandat, comme par exemple lors de l’ouverture du lycée à Mondorf-les-Bains le week-end dernier, lorsque des parents sont venus le remercier pour cette école.

« Tu étais en effet très actif dans ton domaine ?! » interjette Gramegna, et Meisch de faire un bref résumé de ses activités : les crèches multilingues, les vingt heures de garde gratuites, les investissements, « mais ça, tu le sais bien Pierre, parce que nous avons fait beaucoup de ces choses ensemble » « Oh oui, je le sais, tu étais un compagnon bien cher ! » reprend Gramegna, s’assurant les rires dans la salle. « Les gens ne se pressaient pas pour devenir ministre des Finances à l’époque », se souvient pour sa part Gramegna, qui assure que ce gouvernement a réussi parce qu’il a notamment su combler une moins-value d’un milliard d’euros, cette source d’argent provenant du commerce électronique s’étant tarie suite à la réforme européenne de la TVA. « Nous n’avons pu faire nos réformes, comme celle des impôts – qui a profité à tout le monde – que parce que nos finances étaient saines », s’enorgueillit-il, rappelant le choc LuxLeaks et la mauvaise image du Luxembourg en tant que paradis fiscal à son arrivée. Mais le gouvernement s’est battu contre cette image en concédant à l’abolition du secret bancaire. « Et l’avenir, Claude ? Comment le vois-tu ? » Brillant, bien sûr, Claude Meisch voit un avenir radieux. Si et seulement si le DP peut continuer ses réformes dans l’éducation, qui ne s’arrêteront jamais. Et Gramegna de promettre monts et merveilles avec des mots-clés bien rodés : croissance économique, logement, développement des niches économiques qui réussissent au pays, comme les finances, la logistique ou le space mining. Côté social, le DP « est le seul parti à promettre l’abolition des classes d’impôts » ce qui ne « sera pas aisé comme réforme, mais nécessaire ». Et l’homme providentiel de la soirée, « la véritable star » selon Gramegna, « l’homme qui a tellement fait pour le pays en modernisant son image, vers l’intérieur comme vers l’extérieur », ce sera, bien-sûr, Xavier Bettel. Il est 20h15, tout est minuté.

En 45 minutes, Bettel prône le dialogue, la proximité et l’échange avant tout, insiste sur l’importance du choix des électeurs pour le DP parce qu’il est encore « extrêmement motivé » pour continuer ces importantes réformes du pays, dont beaucoup auraient déjà été réalisées, comme celle des impôts, en faveur des familles, « surtout les monoparentaux », celle du congé parental et du droit d’avortement ou encore la séparation de l’État et de l’Église... Mais pour pouvoir réaliser tout ça, il faut avoir les moyens financiers nécessaires – soit de la croissance économique « dont tout le monde semble faire un ennemi en ce moment » s’offusque-t-il. La croissance doit être intelligente et contrôlée, voire accompagnée par des investissements dans les infrastructures – cinq voies d’autoroute au lieu des six promises par d’autres partis, co-working spaces et télétravail – ou la gratuité du transport public. Bettel parle librement sur base de notes, il a visiblement appris à s’exprimer avec emphase et passion, a recours à ses mains pour pointer, faire preuve d’enthousiasme ou signifier l’ouverture. Le pays qu’il décrit est un pays moderne dont les infrastructures (de santé ou de culture) nous seraient enviées à l’étranger. Et là, bonus, il invoque sa mère qui a reçu une nouvelle hanche et profite du Rehazenter si luxueux – comme Juncker invoquait toujours son père pour donner une touche humaine à ses grands discours. À Dudelange, Bettel vante les mérites de l’industrie, qui « prend des racines là où elle s’implante, contrairement aux nouvelles technologies », et ceux de l’Europe, pacificatrice de tout un continent (voir d’Land 37/18)...

Et son public adore. Il est très diversifié, le public de Dudelange : des couples d’un âge certain, mais aussi des jeunes, parfois sceptiques en entrant, assez enthousiastes à la fin, à en juger par les applaudissements. Les dernières questions, peu avant 22 heures, porteront pourtant sur l’index. Une dame âgée trouve injuste qu’elle ne reçoive que 9,80 euros de plus par tranche indiciaire. « Ah non! », en cela Bettel et Gramegna sont unanimes, « l’index est garant de paix sociale. On n’y touchera pas. Du tout... ». La dame se sent incomprise, elle voudrait plus d’argent, rien d’autre. Pourquoi pas un référendum ? « Un référendum sur l’index... Euh... Non, certainement pas ». Ricanements dans la salle. La soirée se termine.

josée hansen
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