Une matinée dans l’incubateur de Paul Wurth

Start-ups en milieu industriel

d'Lëtzebuerger Land vom 16.12.2016

L’incubateur de Paul Wurth SA est logé route d’Alsace, dans le no man’s land post-industriel qui sépare le quartier de la Gare de Gasperich. Au fond d’un parking, un bâtiment du tournant du siècle, tout en longueur, peint en noir. L’incubateur se partage une voie d’accès avec les hangars du fabricant de cigarettes Heintz van Landewyck, et les camions circulent. Ils viennent d’Anvers et sont remplis des feuilles de tabac séché. Un escalier en terrazzo mène au premier étage. Le décor de Paul Wurth InCub se veut « vintage » et a gardé les traces du passé : Carrelage en damier et vieux parquet, par endroits poncé et scellé. Les 400 mètres carrés ont été repeints en gris et en bleu pétrole, les radiateurs sont couleur or. Une grande photo aérienne de la Ville de Luxembourg est accrochée dans le vestibule. Elle date probablement du début des années 1960 : on y aperçoit les villas du boulevard Royal et l’école de la rue Aldringer toujours intactes ; les rails de tram, eux, ont déjà disparu. Inaugurés fin octobre 2016, les locaux de l’incubateur attendent encore leurs locataires. Seuls deux entrepreneurs sont assis dans une des salles, chacun derrière son ordinateur portable. Ils ont pris un « flexdesk membership ».

Michel Kreins est l’un des deux. Ce jeune ingénieur (il a 29 ans) est le PDG de Kreins Technologies, une Sàrl qu’il a fait enregistrer en février 2016. L’ingénieur est spécialisé dans la transmission secondaire des machines lourdes (le processus par lequel l’énergie d’un moteur se transmet) et veut développer un logiciel capable de générer des calculs complexes qui, aujourd’hui, se font encore à la main. L’avantage d’être logé chez Paul Wurth, dit-il, ce sont les contacts et le support qu’il y trouve. Il apprécie de ne pas devoir travailler en huis-clos, à partir de chez lui. En attendant de pouvoir commercialiser un produit, il gagne sa vie en gérant des chantiers immobiliers. Pourquoi ne pas avoir simplement intégré une grande firme comme ingénieur ? Pour éviter les hiérarchies et l’ennui, dit-il ; puis d’ajouter, sans ironie apparente : « no risk, no fun ».

Bientôt, une quinzaine de start-ups devraient être hébergées au Paul Wurth InCub. Elles sont liées à l’industrie, aux technologies environnementales, à la robotique, à la logistique et à la construction. Citylity, par exemple, propose une « application citoyenne » : grâce à la géolocalisation, le riverain attentif pourra signaler des soucis de voirie aux autorités communales. Vibrationmaster travaille à réduire les vibrations produites par les machineries lourdes. Nomoko développe des caméras capables de générer des images à 2 000 mégapixels. Celles-ci pourraient s’avérer utiles pour les mises à jour d’installations industrielles. Plutôt que de chercher les dessins d’origine – qui, souvent, ne correspondent plus à la réalité –, des modèles en 3D permettront la rétro-ingénierie de l’existant.

Paul Wurth a mis sur pied son incubateur en une année et demie chrono. Les start-ups veulent avoir des réponses claires et, surtout, rapides. Car, jour après jour, les jeunes entrepreneurs dépensent de l’argent (souvent celui de leurs amis et de membres de la famille), selon un « burn-rate » plus ou moins brutal.

Pour « entrer dans le jeu », Paul Wurth signe en décembre 2015 une convention avec le Technoport de Belval, qui relaye son premier appel à candidatures. Stéphane Wiertz et Bob Greiveldinger, les deux ingénieurs de Paul Wurth chargés de monter le projet, reçoivent 38 dossiers, dont certains incompréhensibles et très éloignés de leur spécialité : « Il y avait des trucs qu’on a écartés, simplement parce qu’on ne les comprenait pas. » En juin 2016, 26 start-ups seront finalement invitées à Hollerich. Elles font leur pitch devant six membres de jury, épaulés par 25 ingénieurs de Paul Wurth. Les séances durent quinze minutes chacune ; dix minutes pour la présentation, suivies de cinq minutes pour les questions. Seize start-ups sont finalement retenues, « une échelle viable » au niveau du Luxembourg.

Ce qui intéresserait les start-ups, ce serait « la crédibilité » et le « business mentoring » qu’apporterait Paul Wurth SA, qui joue le rôle de « facilitatrice ». Elle promet d’aider à l’élaboration d’applications industrielles, d’ouvrir son portfolio de clients, de tester et d’améliorer les prototypes. « Beaucoup de start-ups ont de bonnes idées, mais il leur est impossible de rentrer dans l’industrie de leurs propres forces », disent Greiveldinger et Wiertz. Ils citent le cas d’une start-up spécialisée dans les dispositifs de repérage (tracking devices). Un des piliers de l’incubateur est justement le « smart safety » que le site de Paul Wurth Incub décrit comme « modern asset/people tracking technologies [which] allow to electronically monitor large teams of workers [...] during site activities ». Grâce à l’entremise de Paul Wurth, la start-up a pu éprouver son produit in situ, lors d’un test d’évacuation grandeur nature dans une usine.

Paul Wurth SA ne compte pas se positionner en « venture capitalist ». (Même si elle n’exclut pas des futurs développements communs.) Sébastien Wiertz évoque une « démarche altruiste » tout en expliquant que l’incubateur donnerait à Paul Wurth un « accès accéléré » aux nouvelles technologies. Un jour, ses ingénieurs pourront peut-être même intégrer les produits des start-ups dans leur portfolio, et les revendre aux clients. (Paul Wurth SA, bien que continuant à produire certains équipements-clés dans ses ateliers spécialisés, s’est réorientée vers la gestion de projets et compile surtout les vannes, tuyaux et softwares fabriqués par des concurrents.)

Bob Greiveldinger évoque la créativité que peut susciter le fait de côtoyer des start-ups : « Une idée, vous pouvez l’appliquer dans cent domaines différents. » Après les rencontres, les ingénieurs de Paul Wurth en auraient plein la tête, dit Wiertz. Ces idées pourraient « rebondir dans un tout autre secteur ». Alors quid de la propriété intellectuelle et des brevets ? « À nous de jouer correctement ; si on le faisait pas, on se nuirait à nous-même, on s’écarterait », dit Greiveldinger. La protection de la propriété intellectuelle, fixée contractuellement, va dans les deux directions. Car Paul Wurth met à disposition des start-ups sa technologie de pointe dans le cadre de tests de prototypes.

Bernard Thomas
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