Pyramide Il faut s’imaginer le marché des cafés sous forme de pyramide avec, au sommet, les familles propriétaires des maisons et, à la base, les travailleurs immigrés. Les propriétaires louent aux brasseries, qui sous-louent aux bistrotiers, qui sous-sous-louent les chambres à l’étage. Au passage, chacun engrange sa marge. Cette construction immobilière serait-elle sur le point de s’écrouler ? Le projet de loi sur le bail commercial veut « assécher un commerce de la sous-location », en en interdisant la majoration. Le locataire principal ne pourra donc en principe demander plus à son sous-locataire que ce qu’il paie lui-même au propriétaire. Pourtant, les brasseries ne s’inquiétaient pas du projet de loi. Au point d’oublier de faire le suivi du dossier parlementaire.
Déposé en septembre 2015, le projet de loi n°6864 couvrait leur modèle d’affaires par une exception taillée sur mesure. Dans le texte initial, la prohibition des marges sur les sous-locations excluait expressément les « sous-locations assorties d’une convention de livraison de bière ou d’essence ». Ce privilège était entré dans le texte via l’avocat Georges Krieger. Le bruyant et furieux expert en droit immobilier – et, incidemment, président de l’Union des propriétaires – avait été chargé en 2013 de la rédaction du projet de loi par l’ancienne ministre des Classes moyennes, Françoise Hetto-Gaasch (CSV). Le nouveau gouvernement avait repris le texte et l’avait déposé à la Chambre des députés. Ce ne fut qu’après que la Radio 100,7 en avait révélé l’origine que les députés de la majorité promettaient de réviser le texte. Or, la disposition en faveur des brasseurs était restée intacte.
Du moins dans un premier temps. Car, au fil des avis, réunions de la Commission parlementaire et avis complémentaires, le texte bougeait. Dès mars 2016, le Conseil d’État avait relevé « l’imprécision de certains concepts retenus : Que signifie la sous-location assortie d’une convention de livraison de bière […] ? S’agit-il de viser les cafés […] ? » Y voyant une « source d’insécurité juridique », les Sages menacèrent d’une opposition formelle. Dans son avis, le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg s’étonnait de la « présomption en faveur des brasseries » qui reviendrait à une inégalité de traitement. Début juin 2017, les députés finirent donc par biffer l’exception pour les brasseries.
En mode snooze Les brasseries mirent longtemps à se réveiller. Avec cinq mois de retard, la Brasserie nationale (Bofferding-Batin) se rendait compte que « l’exception en faveur des brasseries » avait été « omise » par les députés. Le 15 novembre, elle envoie une missive alarmiste à une poignée de députés de la commission parlementaire de l’Économie dans laquelle l’administrateur délégué de Bofferding, Georges Lentz, agite la menace d’une « accélération fulgurante du phénomène du Gaststättensterben [désertification des bistrots] ».
« Le financement du secteur Horeca, écrit-il, n’est pas assuré par les banques, mais par des groupes comme le nôtre, qui ce faisant supportent une très grande part du risque financier lié à ce secteur, en ce inclus surtout le risque locatif ». « Tout comme les banques qui prêtent à un taux légèrement plus élevé à leurs clients que les taux auxquels ils empruntent eux-mêmes », les brasseries sous-loueraient à un loyer « légèrement plus élevé ». Sans cette marge, les brasseries « ne pourraient plus à l’avenir jouer le rôle de banquiers-financiers du secteur horeca ».
La brasserie Bofferding compte 386 immeubles sous contrat de bail. Ce désir d’expansion territoriale a un prix et le nombre élevé de baux – signés pour des durées qui peuvent aller jusqu’à neuf ans – peut vite se transformer en boulet. Si des bars font faillite et que la brasserie tarde à trouver un repreneur, c’est elle qui continue à payer, mois après mois, le loyer. Or, dans les communes rurales du Nord et de l’Est, trouver un sous-locataire n’est pas évident, certains cafés restant vides pendant des mois, voire des années. La brasserie Diekirch a ainsi mis en ligne un site sur lequel elle publie des annonces de cafés à louer. Certains immeubles y sont affichés depuis une année et demie, et les prix ne semblent pas exorbitants. Pour un Bopebistro à Rosport, avec un petit appartement au premier étage, la brasserie demande entre 1 550 et 2 000 euros de loyer mensuel. Pour un café sur la route de Hollerich (sans chambres au-dessus), le prix affiché est de 4 100 euros. Pour reprendre le Buffet de la gare à Mersch, comptez 4 000 euros (plus quatre mois de loyer en garantie).
La « marge type », affirme Georges Lentz, serait « de cinquante à cent euros par mois ». Dans le secteur immobilier et horeca, peu croient à cette estimation avancée par la Brasserie nationale : La marge des deux grandes brasseries serait plutôt de 200 euros. Ainsi, les baux des brasseries augmentent souvent avec le succès d’un café. Mais, sur un marché aussi opaque que bavard, ces chiffres sont à prendre avec précaution. En annexe de son courrier, la Brasserie nationale soumettait une « proposition d’amendement » à l’attention du législateur selon laquelle le loyer que paie le cafetier (à la brasserie) ne devrait « pas dépasser de plus d’un tiers » le loyer que paie la brasserie (au propriétaire).
Réveil tardif La démarche fut malhabile et tardive. Car le projet de loi est quasiment voté. En octobre, il était même déjà inscrit sur l’ordre du jour de la plénière – avant d’en être retiré en dernière minute à cause d’un problème technique. Du coup, la rapportrice Tess Burton (LSAP) était pas peu surprise de recevoir la lettre de la Bofferding suivie, mardi dernier, d’une visite de Georges Lentz. (Il était accompagné par l’avocat Franz Schiltz, frère de Jean-Louis Schiltz, l’ancien ministre CSV et membre du CA de la Brasserie nationale.) « Pourquoi ni la Chambre de commerce ni la fédération Horesca nous ont rendus attentifs au problème ? », s’interroge Burton. Elle aurait « pris connaissance » des doléances, mais ceux-ci ne constitueraient « pas un nouveau moment ». À onze mois des élections, le député Franz Fayot (LSAP) soigne sa gauche et s’exprime de manière plus combattive. Le président de la commission de l’Économie condamne « une pure opération de lobbying de dernière minute sur un texte qui aurait déjà dû être adopté ». Les brasseurs, dit-il, essayeraient de « tordre le bras au législateur » pour défendre « un modèle qui n’est pas acceptable ».
Ni le LSAP, ni le DP, ni le CSV (ce sont les trois partis ayant jusqu’ici eu une entrevue avec Georges Lentz) ne sont disposés à suivre le brasseur. Après 25 mois de discussions, personne ne semble prêt à rétropédaler sur une disposition décrite comme « mesure clef du projet de loi ». « Bei aller Léift, nous ne pouvons le faire, regrette ainsi la députée Simone Beissel (DP). Nous ne pouvons passer outre une opposition formelle du Conseil d’État, sinon la loi se retrouvera directement devant la Cour constitutionnelle et y sautera. »
Beissel tente de calmer les craintes des brasseurs en faisant référence à un passage du projet de loi qui stipule qu’en cas d’« investissements spécifiques […] en vue de permettre l’exploitation de l’immeuble par le sous-locataire », les locataires principaux (donc, par exemple, les brasseries) pourraient continuer à percevoir une marge. Le Conseil d’État y voit un critère « dont la portée n’est pas claire ». La Justice de paix d’Esch-sur-Alzette critique « une notion floue qui ne manquera pas de poser des problèmes dans les affaires soumises aux tribunaux ». La Chambre des Commerce pointe une formulation « particulièrement vague et subjective ». Simone Beissel, quant à elle, y voit « eng Hannerdier [une petite porte] qui est laissée ouverte » : « Un bon coup de peinture et trois fenêtres réparées ».
Alors que de nombreux bistrotiers se plaignent du manque d’investissements de la part des brasseries, d’autres évoquent une collaboration correcte. La brasserie contribue ainsi en général le refroidisseur et les robinets de bière. Elle peut également prendre en charge le mobilier, payer des travaux de menuiserie, voire s’occuper de la paperasse administrative. Et surtout, elle fournit la concession, dont le prix de marché peut atteindre 50 000 euros dans la capitale. (Bofferding en détient 446, Diekirch 615 ; prises ensemble cela fait un tiers du total. Les autres concessions sont le plus souvent attachées aux immeubles dont les principaux locataires sont... les brasseries Diekirch et Bofferding.)
Georges Lentz tente désormais d’au moins retarder le changement des règles ; de nouveau, en joignant une « proposition d’amendement » pré-formulée. Une application immédiate du texte serait « de nature à remettre en cause l’équilibre » des contrats conclus. Sur ce point, entre partis de la majorité, les avis divergent. La libérale Simone Beissel reprend l’argumentaire de la Brasserie nationale. La loi, dit-elle, ne devrait que s’appliquer pour les contrats conclus après l’entrée en vigueur de la loi. (Probablement fin décembre, début janvier.) « Sinon des centaines de cafetiers vont accourir pour demander une baisse de leur loyer. » Mais le socialiste Franz Fayot est catégorique : « Ce ne sera pas faisable avec nous, déclare-t-il. On peut tout au plus prévoir une période d’adaptation de trois à six mois. Mais nous n’allons pas diluer l’applicabilité directe. » Les Verts sont sur la même ligne que le LSAP. Le député Gérard Anzia craint que repousser l’applicabilité de la loi ne conduise à un déphasage et à un retardement dans la mise en pratique. La commission parlementaire devra trouver un consensus d’ici jeudi prochain.
« Paix sociale » La fédération Horesca et la Chambre de commerce avaient, elles aussi, perdu des yeux le projet de loi n°6864. Ce n’est que début novembre, que les fonctionnaires patronaux sont gagnés par un début de panique. Finies les chambres de café ? Ce serait une mauvaise nouvelle pour les centaines de tenanciers qui gagnent leur vie grâce à des activités d’hôteliers/agents immobiliers plutôt qu’avec la vente de bière. Celle-ci constitue souvent tout au plus un supplément, voire un pourboire. Selon les calculs de la fédération Horesca, un cafetier gagnerait 26 centimes sur une bière vendue à 2,60 euros.
Mais les juristes de la Chambre de commerce rassuraient les craintes des petits patrons. Dans une note interne, ils estiment qu’un contrat conclu entre le cafetier et le locataire d’une chambre ne constituait pas un bail commercial, défini par le nouveau projet de loi comme s’appliquant « aux immeubles loués et affectés avec l’accord du bailleur à l’exercice d’une activité commerciale, industrielle ou artisanale ». « Nous ne sommes pas lésés, plutôt le contraire », affirme François Koepp, le secrétaire général de la fédération Horesca. Car alors que pour justifier sa marge, la brasserie devra faire des « investissements spécifiques », le cafetier pourra, lui, plus ou moins appliquer la marge qu’il voudra à ses sous-locataires.
Koepp estime que, sur le millier de cafés que compte le pays, 800 proposeraient également des chambres à l’étage. Pris ensemble, le secteur logerait donc entre 3 000 et 4 000 personnes. Le loyer tournerait en moyenne autour de 650 euros, un prix qui inclut souvent la nourriture et la lingerie. Dans sa lettre, Georges Lentz écrit que la marge retenue par les cafetiers sur les locataires à l’étage n’aurait « à ce jour pas donné lieu à des problèmes majeurs dans l’économie luxembourgeoise ». « Cela contribue à la paix sociale », renchérit de son côté François Koepp. Sans ces chambres de café, une foule de gens se retrouveraient à la rue, dit-il, tout en concédant qu’« il y a toujours des cas qui dépassent les bornes et que nous condamnons ».
Les latifundiaires Sur les dernières décennies, les brasseries Bofferding/Batin et Diekirch/Mousel se sont toutes les deux séparées de leur parc immobilier. (Quant à la Brasserie Simon, la lésée du cartel séculier des grands brasseurs nationaux, elle n’est que propriétaire d’un café à Wiltz qu’elle loue directement à un exploitant.) La Brasserie nationale a scindé son activité en deux : à Georges Lentz la production brassicole et à Thierry Glaesener le parc immobilier, dont l’ancienne brasserie Funck-Bricher sur la rive gauche du Grund.
En 2002, les actionnaires de la brasserie de Luxembourg (dont la famille brassicole des Libens-Reiffers) avaient vendu les marques Mousel et Diekirch ensemble avec leurs concessions au conglomérat international AB-Inbev, tout en gardant le parc immobilier. La propriété est constituée des rives de Clausen (le parc d’amusement ainsi que les bureaux de Microsoft et d’Amazon) et d’environ 180 bistrots qu’on reconnaît à leur façade rouge capucine et aux bordures de fenêtre couleur de sable. Ce portefeuille immobilier est géré par M Immobilier SA qui, en 2016, a encaissé 13,1 millions d’euros en loyers et réalisé un bénéfice de 4,6 millions d’euros. (En mars, le CA proposait de verser un dividende brut de 3,9 millions d’euros aux actionnaires.)
Ses 180 cafés, M immobilier les loue « en bloc » à Inbev. « On loue et on n’en veut plus entendre parler pendant neuf ans », avait expliqué Serge Libens en 2015 au Land. Le contrat entre M Immobilier et la Brasserie Mousel-Diekirch vient d’être renouvelé pour neuf ans. « Le renouvellement du bail s’inscrit dans la stratégie du groupe Inbev qui a décidé de renforcer son encrage [sic] au Grand-Duché de Luxembourg », c’est ce qu’on peut lire dans le rapport du CA de M Immobilier de mars 2017. Pendant ce-temps-là, les cafetiers attendent, non sans anxiété, de savoir quelle sera l’ampleur de la hausse des loyers, qui ne manquera pas d’être répercutée. Alors que, dans le milieu, on spéculait un moment sur une éventuelle désertion de M Immobilier de Diekirch vers Bofferding, il n’en a rien été. « Je suis formel, il n’y a pas eu de contacts en vue de négociations avec M Immobilier », dit Georges Lentz face au Land.
À côté des latifundiaires historiques, on trouve un personnage comme Patrick Majeres, le roi secret des bistrots. Au fil des ans, ce fonctionnaire de la Gesondheetskeess à la retraite s’est constitué un mini-empire. Les registres des hypothèques font état d’une centaine d’acquisitions à travers le pays depuis les années 1980. Et encore c’est sans compter les objets immobiliers reçus en héritage. C’étaient les parents de Patrick Majeres qui avaient inventé le modèle d’affaires : acheter des biens immobiliers, les louer aux brasseries et rembourser, grâce à cette manne régulière et sûre, les prêts bancaires. En irréverencieux franc-tireur, Majeres n’hésite pas à faire des pieds de nez aux puissants brasseurs : Il a ainsi fait passer le contrat de location de la Dikkricher Stuff à la Brasserie nationale. À quelques pas de la brasserie Diekirch, on sert donc de la Bofferding ; un acte quasi-blasphématoire.
L’agonie des Bopebistroën L’arrangement traditionnel entre propriétaires, brasseurs et tenanciers était le suivant : Le propriétaire perçoit un loyer garanti par la brasserie, tandis que les brasseries assurent leur volume de production auprès des cafetiers. Or, les chiffres de la vente de bière dans le secteur horeca sont en constante régression : une chute de 7,8 pour cent en 2014 et de 2,5 en 2015. Les brasseries gagnent-elles toujours leur argent avec la vente de leur produit industriel ? Ou se sont-elles de facto transformées en agences immobilières ?
Dans les années 1950, le nombre de cafés était de 2 500, dans les années 1980, il n’était plus que de 1 500. En 2013, le Statec dénombrait pour la première fois plus de restaurants (1 232) que de débits de boissons (1 095). Ceci pousse les brasseries dans les bras de grands groupes et de jeunes hipsters, où elles espèrent trouver une perspective de croissance. « Bien entendu, [les brasseries] pourront continuer à prendre en bail des bars qui se trouvent en prime location du type ‘Panama Bar’ [en fait le Paname Bar] ou ‘Urban’, mais plus les autres », écrit Georges Lentz dans sa lettre aux députés, en esquissant un scénario d’horreur des conséquences du projet de loi. Or un groupe comme Concept & Partners (Hitch, Schräinerei, Kessel, et cetera) n’hésite pas à jouer des muscles pour faire très sensiblement baisser le prix du fût de bière. Le volume de bière écoulée, la propriété de concessions et un actionnaire puissant (le groupe Giorgetti) lui confèrent un pouvoir de négociation sans commune mesure avec celui du petit bistrot portugais.
Ce qui agace les cafetiers, ce sont moins les marges sur les loyers que les contrats de vente exclusive que leur font signer les brasseries. Ils interdisent aux cafetiers de vendre des produits d’un concurrent. (Ce qui donne un avantage compétitif aux bistrots sous enseigne Diekirch ; elles peuvent décliner toutes la gamme Inbev : Corona, Beck’s, Hoegaarden, Leffe...) « Quasiment aucun propriétaire n’est disposé à donner son immeuble directement en location à l’exploitant d’un débit de boissons », écrit la Brasserie nationale dans sa lettre aux députés. Or, les brasseries usent de leur position d’intermédiaire pour écraser les velléités indépendantistes des tenanciers et chasser les produits de la concurrence. Les cafetiers se rêvent en entrepreneurs, ils se découvrent franchisés.