Pourquoi la ville d’Esch-sur-Alzette ne s’est-elle pas gentrifiée ?

Les grandes espérances

d'Lëtzebuerger Land du 15.09.2017

Sinistrose En janvier 2015, Trixi Weis apparaissait sur « Art Box », une série de home-stories sur les artistes luxembourgeois diffusée par RTL-Télé. Devant son appartement situé au centre d’Esch-sur-Alzette (qu’elle nomme « Trash-sur-Alzette »), l’artiste gesticule : « Je vis là, au-dessus d’un café, dont le patron a été retrouvé mort dans la cave. À côté du Diva, il y a une épicerie dont un homme a battu à mort sa femme avec une barre. » Et de continuer : « Il y a deux jours, il y a eu une fusillade ici chez le coiffeur… Quelqu’un a été tué. L’année dernière, j’avais un clochard devant la porte pendant six mois. Mais bon, il était très propre : il pliait toujours soigneusement ses cartons. » Suivaient des zooms de caméras sur les rues et les passants, sur fond de riffs de guitare sombres. Les spectateurs frissonnaient devant leur poste de télé. Le narratif de Trixi Weis collait bien à une certaine idée dominante que se fait le Luxembourg sur la ville d’Esch.

Pour Jean Goedert, ancien architecte-directeur de la ville d’Esch, « il faudrait être fier de sa ville et de son histoire, mais souvent les gens ont perdu ce lien : ils ne sont plus fiers d’Esch. Les gens des beaux quartiers ne ressentent plus le centre-ville comme leur quartier. Alors ils restent dans leur maison et dans leur jardin. » Cette crise d’identification, on la retrouve dans de nombreuses villes paupérisées du Luxembourg où les anciens identifiants (catholiques ou syndicaux) ont sauté. Certaines villes tentent de se redéfinir en détournant leur image négative. Ainsi la commune d’Ettelbruck a-t-elle organisé le week-end dernier un « Street Fest Ettelbrooklyn », une réappropriation qui rappelle celle du terme (initialement péjoratif) de « Minettsdapp » apparu à la fin du XIXe siècle pour désigner les ouvriers de la mine et des hauts-fourneaux. Pour Esch, l’actuelle image décadente et défaitiste a été conditionnée par le long adieu à l’industrie sidérurgique. Elle exprime une forme de syndrome de stress post-traumatique. Au milieu des années 1980, la ville était ruinée ; pire, elle se dépeuplait, le nombre d’habitants tombant en-dessous du seuil des 25 000 personnes.

Dans une table-ronde organisée par RTL-Radio samedi dernier, les modérateurs évoquaient une « ville sinistrée ». L’opposition de droite reprenait ce discours sans le problématiser. Le retraité et candidat de l’ADR, Louis Cimolino, s’indignait : « Zu Lalleng ass et net propper ». L’avocat et tête de liste du DP, Pim Knaff, plaidait pour « une nouvelle image de marque ». (Face au Land, il dit craindre qu’Esch « ne se transforme en Thionville »). Georges Mischo, candidat pour le CSV et prof de sport, s’indigne de ce que les communes de Differdange et de Dudelange se targuent d’être les communes « les plus chouettes et les plus cool ». Ce serait à Esch de réclamer ce rôle : « Nous étions la ‘Minett-Metropol’, nous devons maintenant devenir la capitale des start-ups ».

La nouvelle Bonnevoie « Il y a huit ans, expliquait Trixi Weis dans l’épisode d’Art Box, il y a eu toute une vague d’artistes venus de la Ville à Esch. Ils aimaient bien, parce que c’était un peu sale, un peu plus international, un peu plus comme une vraie Groussstad et un peu moins kleng-karéiert que la Ville de Luxembourg ». Or, Esch serait aujourd’hui devenue « plus triste », « plus dégradée ». Il y aurait « 130 cafés à Esch, mais pas un seul café alternatif et cool. » En fait, l’artiste décrivait une tentative de gentrification qui avait échoué.

Jusqu’ici, la ville d’Esch n’a été touchée que marginalement par ce phénomène. Ce qui, en soi, est surprenant. Car c’est probablement la ville la plus dense et la plus urbaine du Luxembourg. On y trouve des allées ombragées et des places publiques qui fonctionnent. Son parc immobilier est d’une étonnante qualité architecturale sans être hors prix : des « villas d’ingénieurs » art-déco aux pittoresques maisonnettes ouvrières. En plus, Esch est entourée de paysages reconquis par la nature. Et, surtout, elle héberge sur son territoire le campus de l’unique université publique du pays. (Et, enfin, la ville donne une caution d’« authenticité » aux jeunes alternatifs issus des classes moyennes.)

Mais, si les prix immobiliers ont augmenté à Esch, ils l’ont fait moins rapidement que dans le reste du pays. D’après l’Observatoire de l’habitat, entre 2007 et 2016 les prix pour les appartements existants ont progressé de 36,7 pour cent au niveau national, mais seulement de 25 pour cent à Esch. (En moyenne, un appartement s’y vend à 4 069 euros le mètre carré, contre plus de 6 638 euros dans la capitale.) Alors pourquoi la ville d’Esch-sur-Alzette n’est-elle pas (encore) devenue la nouvelle Bonnevoie ?

« Processus ségrégatif » En 2013, le Ceps/Instead (entretemps renommé en Liser) avait jeté un pavé dans la mare en publiant une étude intitulée « La cohésion territoriale au Luxembourg : quels enjeux ? ». Les chercheurs y identifiaient un « processus ségrégatif » : « Le principal constat, écrivaient-ils, est celui d’une tendance relative des centres urbains (à l’exception de la capitale) qui peinent à attirer les ménages socio-économiquement favorisés ». Le rapport constatait une « tendance des personnes vivant au Luxembourg à ‘fuir’ les communes urbaines (7 528 habitants ont ainsi quitté Luxembourg-Ville et 1 241 ont quitté Esch-sur-Alzette entre 2005 et 2011) pour s’installer dans les communes périurbaines ou à dominante rurale (+391 habitants à Weiler-la-Tour, +426 habitants à Betzdorf sur la même période). »

À part la capitale, les centres urbains luxembourgeois n’auraient donc pas profité des années de boom. Le Liser parle d’un « processus de différenciation socio-spatiale ». Concrètement, de Wiltz à Esch en passant par Ettelbruck, les villes se sont paupérisées : Esch compte ainsi 13,2 pour cent de chômeurs, soit le double de la moyenne nationale. Au même moment, elles ont été abandonnées par la classe moyenne et la bourgeoisie qui se sont réfugiées dans les cités des couronnes périurbaines.

Si les villes n’ont pas fini par se dépeupler, c’est uniquement grâce à la venue d’immigrés et d’expats. Ces nouveaux arrivants ont fait passer la population d’Esch-sur-Alzette de 28 746 habitants à 34 500 sur les derniers dix ans. D’après le Statec, la part d’étrangers (venant en grande majorité du Portugal) dans la commune d’Esch est passée de 35 à 52 pour cent entre 1991 et 2011. Cet accueil de populations migrantes et ouvrières (22,5 pour cent des Eschois travaillent dans l’industrie manufacturière) fait partie du DNA de la ville. Ainsi, entre 1890 et 1910, sa population était passée 6 855 à 16 461 habitants.

Ovnis Ce qui distingue Esch de la capitale, c’est que les populations les plus pauvres continuent à vivre au centre-ville, autour de la place du Brill. Il s’agit d’une place populaire qui, aux premiers rayons de soleil, se met à vivre : les enfants sortent jouer et les terrasses se remplissent. L’ancienne maire Lydia Mutsch (LSAP) avait toujours été anxieuse de communiquer une image moderne de sa commune. Le point d’apothéose de ces efforts de « rebranding » était le projet dessiné par André Heller pour la place du Brill. D’un parfait kitch postmoderniste – des masques dorés crachant de l’eau –, cette ébauche sera retirée en 2007 suite à une mobilisation lancée par le collectif de théâtre Independent Little Lies. La semaine dernière, l’hebdomadaire Woxx retraçait l’historique de l’initiative citoyenne et s’interrogeait : « En faisant construire une place valant entre trente et quarante millions d’euros, Lydia Mutsch envisageait-elle une flambée des prix des loyers, avec pour conséquence que les habitants les moins riches devraient plier bagage ? »

Sur la place du Brill, telle qu’elle a entretemps été réaménagée, on continue de reconnaître une volonté, maladroitement exécutée, d’attirer les classes moyennes. Deux boîtes blanches et lumineuses, qui semblent tout droit sorties de l’imaginaire d’Apple, ont été inaugurés il y a deux ans. Elles hébergent un restaurant sushi (le plus souvent vide) et un espresso-bar franchisé (qui a déjà dû changer de gérant). Au plein milieu du quartier populaire, ces cubes apparaissent comme des ovnis. Pour un loyer modique, la commune a donné un des deux locaux – ainsi que le café du Théâtre municipal – en location à 1Com, un groupe qui compte onze établissements et règne en maître sur les rives de Clausen (Ikki, le Sud, la Rock Box, le Zulu Blanc et la Brauerei).

L’ouverture il y a quelques mois du Escher Café a marqué l’apparition tardive du premier café hipster dans la deuxième ville du pays. Situé à l’angle de la rue Karl Marx et de la rue du Clair-Chêne, dans un quartier tranquille bordé d’arbres, c’est une copie conforme de la Bouneweger Stuff : mêmes murs usés, mêmes bancs et chaises d’écoliers, mêmes ampoules à filament dénudées. Une esthétique déclinée ad nauseam dans les cafés et restaurants qui ont ouvert ces dernières années dans la capitale : Konrad, Beim Renert, Max & Moritz, Buvette, Rawdish, Snooze, Beet... Les studios au-dessus du café sont loués à des jeunes créatifs travaillant notamment dans l’animation à Differdange.

« Gentrification froide » Dans une étude présentée en juin à la société de développement publique-privée Agora, le Liser identifiait « trois dynamiques territoriales » pour la commune d’Esch. Celle-ci attirerait trois types de populations jeunes : les ouvriers peu qualifiés, les ménages à la recherche d’un logement abordable ainsi que les chercheurs et étudiants.

Ces trois univers plus ou moins parallèles pourraient bientôt entrer en collusion sur le marché immobilier. Passé de la LSE au Liser, Antoine Paccoud a travaillé sur la question de la gentrification en Angleterre, une recherche qu’il veut appliquer à Esch en constituant une base de données d’actes notariés (il vient de soumettre un dossier de financement au FNR). « Pour moi, dit-il, les ingrédients sont réunis pour qu’un processus de gentrification se mette en œuvre à Esch. » Celui-ci, pense Paccoud, pourrait se dérouler de manière beaucoup plus fulgurante qu’on ne pourrait le penser : « Ce que j’ai trouvé en Angleterre, c’est que le processus de gentrification par le marché locatif a réussi à faire des percées dans des quartiers qui n’avaient jamais été gentrifiés auparavant. Dans la gentrification classique, les gens achètent dans un quartier pour y vivre. Ce n’est que petit à petit que les magasins s’adaptent et qu’il y a un déplacement des populations plus pauvres. Dans la gentrification par location, par contre, il y a un turn-over très élevé. Et à chaque fois qu’un locataire part, le bailleur peut augmenter le loyer. C’est donc un processus beaucoup plus rapide ».

Antoine Paccoud parle d’une gentrification « froide », « sans visage » : « Les locataires changent tout le temps et la personne responsable – donc l’investisseur locatif – n’est jamais là, il n’est pas visible. C’est donc un processus plus impersonnel, plus détaché. Pour un investisseur locatif, il est beaucoup plus simple de ne pas se soucier des changements dans un quartier alors qu’un gentrificateur normal peut avoir un peu mauvaise conscience et mettre en œuvre des activités associatives. » La gentrification ne peut-elle pas être vue de manière positive, comme mixité sociale ? Antoine Paccoud estime qu’elle « se fait aux dépens de quelqu’un » et le terme ne fait que rappeller « qu’il y a une injustice sociale. »

Certains choisissent Esch pour son côté populaire et sans chichi, d’autres le font par dépit, faute de moyens pour s’établir dans la capitale. Mais, en achetant un bien immobilier, tous lient leur avenir à celui de la ville. Or la question de la scolarité des enfants pourrait faire hésiter une partie de la classe moyenne. Les écoles du fondamental eschoises orientent plus d’enfants vers le modulaire (21 pour cent) que vers le classique (19 pour cent). Quant aux crèches et aux maison-relais, la ville a accumulé un réel retard (elle en construira quatre nouveaux dans les prochaines années) qui se traduit par des longues listes d’attente.

Great expectations Les édiles pensaient avoir trouvé la panacée : l’établissement de l’Université du Luxembourg allait résoudre les problèmes de leur ville. Jean Goedert, l’ancien architecte-directeur de la commune, se souvient que « les attentes étaient énormes : les gens s’attendaient à ce qu’Esch soit submergée par des étudiants et des chercheurs qui viendraient s’établir dans le quartier multi-kulti du Brill ». Ces grandes espérances ont entretemps été tempérées. Ce qui paraît clair aujourd’hui, c’est que le changement démographique, s’il arrivera un jour, prendra du temps. Il y a quelques semaines, Goedert a ainsi organisé une visite guidée en vélo à travers la ville d’Esch avec une partie des employés du Fonds Belval ; « 90 pour cent d’entre eux n’y avaient jamais été ». Les liens entre l’Uni.lu et la commune restent donc distants. En 2013, Esch-sur-Alzette avait financé une chaire en « entrepreneuriat social et management social », mais Massimo Bricocoli, le professeur recruté, finissait par regagner Milan après peu de temps.

Si, entretemps, quelque 400 chambres sont loués à des étudiants dans la commune, leur présence se fait peu sentir dans le centre d’Esch. Goedert voit dans cette absence l’effet d’une population étudiante
largement luxembourgeoise (à 45 pour cent, selon l’Uni.lu) qui resterait enfermée dans un « esprit de lycéen », rentrant après les cours chez leurs parents. C’est peut-être un peu court : car un campus sans librairies, bistrots alternatifs ou cinémas d’art et essai n’invite guère à y passer la journée. Belval est un amalgame aseptisé de monuments dédiés au capitalisme industriel et de bureaux réservés au capitalisme financier, de cubes célébrant la culture de masse (Rockhal, Kinepolis) et d’un shopping mall tournant au ralenti, de restaurants de burgers et d’un imposant bâtiment universitaire, le tout bordé d’un parking. À ceci s’ajoute une gestion des locaux universitaires par le Fonds Belval qui – par souci d’efficience – entrave le développement d’une vie étudiante autonome.

L’éloignement géographique du site en fait une exclave qui se développe contre, plutôt qu’avec Esch. Aucun corridor ne relie la nouvelle ville à la vieille ville, Arcelor-Mittal s’opposant à un passage traversant ses installations industrielles. (La commune réfléchit actuellement à ériger une voie sur piliers réservée aux piétons et cyclistes.) Mais Belval est également une exclave politique, la commune ayant été largement écartée de la planification du site.

Une nouvelle èreur ? Ce mercredi dans les locaux de l’Agora, trois ministres, deux maires et un membre du CA d’Arcelor-Mittal se félicitaient mutuellement pour leur « collaboration exemplaire » dans le dossier des friches de Schifflange (lire aussi page 8). Le ministre de l’Intérieur (et proche de Vera Spautz) Dan Kerch (LSAP) rappelait « l’impression des communes d’avoir été ignorées » dans le dossier Belval. Puis de se poser en garant des prérogatives et des droits communaux. Quant à Vera Spautz, elle a insisté que les communes seraient dorénavant des « partenaires égaux ».

La conférence de presse à laquelle étaient présentés les résultats des premiers « diagnostiques préliminaires » issus de l’étude de faisabilité venait à point nommé pour les maires socialistes de Schifflange et d’Esch-sur-Alzette. À quelques semaines des élections communales, elle leur permettait de se profiler en politiciens volontaristes et visionnaires. Bizarrement, le fait que la reconversion du site de Esch-Schifflange soit le résultat d’une cession d’activité (officialisée en mai 2016) d’un des derniers lieux de production d’Arcelor-Mittal au Grand-Duché ne fut évoqué qu’en passant lors de la conférence de presse. « Avant, nos pères et grands-pères y travaillaient, mais nous ne pouvions jamais entrer sur ces sites. Maintenant, ils s’ouvrent », disait Vera Spautz.

À terme, les 62 hectares de la friche changeront le visage d’Esch, la transformant en « ville ouverte », comme l’a dit Vera Spautz. À l’étroit entre le Galgenbierg et le latifundiaire industriel Arcelor-Mittal, la réserve foncière de la commune est aujourd’hui quasi-épuisée. Et, à l’opposé de Belval, les friches d’Arbed-Schifflange se situent en plein centre d’Esch-sur-Alzette. Le projet n’en est encore qu’à ses débuts, et les éléments concrets restent à définir. « Schifflange ne doit pas entrer en concurrence avec la Ville de Luxembourg ou avec Belval », expliquait pourtant Frank Vansteenkiste, le président de la société de développement Agora. Qui promettait ne pas y ériger « encore un shopping-mall » ou de « gigantesques surfaces de bureau ». Dans son « Rapport de synthèse des diagnostiques », Agora note qu’il faut « renforcer la diversité des emplois locaux, parallèlement au développement de Belval, orienté principalement vers des emplois à forte intensité de connaissance ». Pour cette deuxième ville nouvelle dans le Sud, les responsables politiques promettent donc de ne pas reproduire les fautes commises au Kirchberg, puis à Belval, puis sur le Ban de Gasperich…

Bernard Thomas
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