Vollmond

Pleine lune et vives eaux

d'Lëtzebuerger Land vom 16.12.2016

Pina Bausch, « c’est le plus grand homme de théâtre du XXe siècle », disait Macha Makeïeff. Physiquement lors de la pleine lune, c’est-à-dire lorsque la terre, la lune et le soleil sont approximativement dans le même axe, l’influence des corps célestes s’additionne et les marées sont de plus forte amplitude. Syzygie, marnage, mortes eaux, flots, jusant, équinoxes ou solstices, vocabulaire lié à l’élément dominant dans la création de 2006 Vollmond de Pina Bausch, trois ans avant sa disparition soudaine.

Quatre représentations affichant complet au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg ovationnées à peine le rideau tombé par le public. Pour la deuxième fois au Luxembourg, la Compagnie Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch reprenait l’une des créations de cette chorégraphe majeure dans l’histoire de la danse du XXIe siècle.

Dans une scénographie de Peter Pabst, un rocher – tel le mythe Sisyphe, personnification des marées et des vagues qui sont condamnées à monter et à redescendre, métaphore de la vie – un rideau de pluie et une réserve d’eau telle un étang, lac ou mer en fond de scène sous la lumière de Fernando Jacon dans laquelle les danseurs nagent, plongent et s’aspergent.

Les éclaboussures jaillissent sur le plateau et à l’aide de cuvettes, l’eau de fracasse contre le rocher ou le sol de la scène. Les glissades, courses, équilibres s’enchaînent avec risque de chutes et des solos splendides ravivent au-delà de l’énergie vitale contagieuse, la technicité et l’individualité de chacun des danseurs. L’importance accordée par la chorégraphe dans son travail et celui des danseurs à l’improvisation permet que l’unité existe alors que les âges et qualités physiques de chacun diffèrent.

Les mouvements très actifs des danseurs alternant avec des phases contemplatives et des saynètes humoristiques inscrivent le répertoire de la chorégraphe dans celui des pièces majeures de la danse du XXe siècle. Avec délice et impertinence, deux danseurs se provoquent dans un lancer de pierre. Allongé, il convient d’éviter d’être touché par le minéral. Le jeu cesse alors que deux danseuses par un petit sourire de séduction s’engagent elles aussi dans une compétition de souplesse en posture de yoga jouant sur la flexibilité des genoux, puis des hanches, etc. Les baisers furtifs, les corps-à-corps retenus ou exprimés, les espoirs, l’attente rythment la danse des sentiments de la condition humaine fragile et vulnérable. Construire toujours et encore notre relation à l’autre.

Vollmond, hommage à l’eau, omniprésente, elle s’écoule de bouteilles de plastique manipulées par les danseurs et progressivement cet élément initialement mineur prend une place-clé. La pièce avance et les danseurs font réellement corps avec l’eau jusqu’à s’y perdre, s’y retrouver, se ressourcer et s’abandonner. Les danseurs tels que Fernando Suels Mendoza, avec sa fluidité, Rainer Behr, Azusa Seyama ou Ditta Miranda Jasjfi explosent littéralement. Dominique Mercy et Nazareth Panadero, Helena Pikon, les fidèles sont les cautions danse-théâtre de la création avec des interventions plus théâtrales.

Apothéose : séquence finale et spectaculaire lors de laquelle tous les danseurs investissent le plateau, courent et sautent sans répit, s’éclaboussent à grand renfort de seaux ou de mouvements saccadés. Les cheveux mouillés tournoient, les corps explosent et libèrent un niveau d’énergie rare sur un plateau de théâtre.

Vollmond témoigne s’il le fallait encore que Pina Bausch aura su, il y a plus de trente ans, concevoir des pièces qui ne peuvent vieillir tant elles étaient avant-gardistes et visionnaires de leur temps. Il nous reste à découvrir d’autres chorégraphies de Pina Bausch qui, espérons-le, pourront être programmées dans les prochaines saisons du Grand Théâtre comme la pièce de 1989 prémonitoire de la chute du mur de Berlin, Palermo Palermo, créée lors d’une résidence de l’artiste.

Emmanuelle Ragot
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