Une banque au Luxembourg contrôlée par deux oligarques russes demande à l’Ukraine de payer 1 milliard dollars d’indemnisation sur base d’un « traité bilatéral d’investissement » conclu il y a presque trente ans entre le Grand-Duché et l’Ukraine

Un bouclier contre les sanctions

d'Lëtzebuerger Land du 17.05.2024

Le 23 décembre 2023, ABH Holdings SA (ABHH), une banque basée au Luxembourg, introduit une demande d’arbitrage contre l’Ukraine en vertu d’un traité bilatéral d’investissement conclu entre l’Union économique belgo-luxembourgeoise et l’Ukraine en 1996. Ce traité accorde des protections généreuses aux investisseurs luxembourgeois, qu’ils soient des personnes physiques ou des sociétés. Il s’agit de droits substantiels, tels que le droit d’être indemnisés pour l’expropriation de leurs investissements, et de droits procéduraux – notamment le droit de porter une réclamation directe contre l’Ukraine devant un tribunal arbitral pour la violation de ces droits substantiels.

ABHH demande 1 milliard de dollars d’indemnisation pour « l’expropriation illégale » de Sense Bank (son prétendu investissement) par l’Ukraine en juillet 2023. Sense Bank est l’une des plus grandes banques ukrainiennes qui, avant la guerre, portait le nom d’Alfa-Bank. Cette dernière fait partie du groupe Alfa, un grand conglomérat financier et industriel privé de la Russie avec des intérêts dans le pétrole et le gaz, le commerce et la banque commerciale et d’affaires. Les oligarques russes Mikhaïl Fridman et Petr Aven sont les principaux actionnaires du groupe Alfa, qui a été sanctionné par l’UE en mars 2022.

Dans sa demande d’arbitrage, ABHH soulève l’allégation suivante : « Après le début du conflit armé avec la Russie et la consolidation politique de l’État ukrainien autour de l’exécutif qui s’en est suivie, l’État a fait volte-face dans son traitement de la Banque. En associant faussement la Banque aux hostilités russes en raison de la nationalité de certains de ses bénéficiaires effectifs, l’État a saisi l’opportunité de séparer la Banque de son propriétaire, ABHH, et de garder pour lui-même les actifs et les bénéfices de la Banque ».

C’est la structure sociétaire de ABHH et de Sense Bank qui rend cette affaire si délicate, et qui place le Luxembourg dans une situation inconfortable. En tant qu’investisseur luxembourgeois en Ukraine, ABHH détenait directement 57,6 pour cent des participations de Sense Bank, les 42,4 restants étant détenus indirectement par l’intermédiaire de sa filiale chypriote. Cependant, ABHH était à son tour partiellement détenue par Mikhaïl Fridman et Petr Aven, avec une participation de 32,8 et 12,4 pour cent respectivement. Autrement dit, la banque ukrainienne appartenait aux oligarques russes via ABHH – dont le siège se trouve sur le boulevard Prince Henri à Luxembourg-Ville. Tant Fridman qu’Aven ont été sanctionnés par l’UE et l’Ukraine. Néanmoins, en avril dernier, la Cour de justice de l’UE les a retirés de sa liste des sanctions.

Dans un article précédent, publié en septembre 2022 dans le Land, j’ai expliqué comment les sanctions et mesures liées à la guerre en Ukraine peuvent donner lieu à des demandes d’indemnisation en vertu de traités bilatéraux d’investissements (TBIs). Conformément au TBI Luxembourg-Ukraine, invoqué par ABHH, chacune des parties contractantes a convenu de « ne prendre aucune mesure d’expropriation ou de nationalisation ni aucune autre mesure dont l’effet est de déposséder directement ou indirectement les investisseurs de l’autre Partie contractante des investissements qui leur appartiennent sur son territoire » à moins que les mesures soient « assorties de dispositions prévoyant le paiement d’une indemnité adéquate et effective ».

Comme tous les TBIs, celui conclu entre le Luxembourg et l’Ukraine stipule un critère qui permet d’identifier les investisseurs susceptibles de bénéficier de la protection du traité. Ce critère est le lien de nationalité entre un investisseur et un État signataire. En effet, les TBIs ont pour vocation de protéger les nationaux d’une partie contractante qui réalisent un investissement sur le territoire de l’autre partie contractante. Cela signifie que seuls les investisseurs ayant la nationalité d’un État contractant ont le droit de porter plainte contre l’autre État contractant qui accueille leurs investissements. Définir l’investisseur protégé dans un TBI devient ainsi un critère primordial pour déterminer la portée de la protection que celui-ci offre. Le TBI entre le Luxembourg et l’Ukraine définit comme investisseur pouvant demander une indemnisation à l’Ukraine pour les dommages causés à ses investissements « toute personne morale constituée conformément à la législation […] du Grand-Duché de Luxembourg […] et ayant son siège social sur le territoire […] du Grand-Duché de Luxembourg ». Nulle part dans cette définition ou dans le reste du traité, le Luxembourg et l’Ukraine ont inclus des restrictions dans les cas où l’investisseur serait contrôlé directement ou indirectement par des ressortissants russes, qu’ils soient sanctionnés ou non. Selon ABHH, la banque est donc un « investisseur » aux fins du TBI puisqu’elle est « une personne morale constituée conformément aux lois du Grand-Duché de Luxembourg et qu’elle y a son siège social ». Pour le prouver, ABHH a présenté un extrait du Registre de commerce.

Lorsque le TBI applicable n’exige que l’incorporation et le siège social d’un État Partie pour considérer une société comme ressortissant protégé, les tribunaux arbitraux n’ont pas trouvé nécessaire de chercher au-delà qui contrôle vraiment la société. Si l’on suit la pratique arbitrale prédominante, il semble qu’en tant que société basée au Luxembourg, ABHH a droit à la protection du TBI Luxembourg-Ukraine. En outre, les actes de l’Ukraine pourraient constituer une violation du traité dans la mesure où l’État a directement exproprié un investissement sans verser d’indemnité adéquate et effective.

Compte tenu de ce qui précède, la question se pose de savoir si le Luxembourg a intérêt à conserver des traités qui permettent aux entreprises basées sur son territoire et ayant des liens avec la Russie d’obtenir une indemnisation contre l’Ukraine. Il convient de souligner que, dans sa version actuelle, le TBI Luxembourg-Ukraine couvre potentiellement des sociétés luxembourgeoises, telles que ABHH, dont les actionnaires sont des oligarques russes sanctionnés par l’Ukraine et l’UE. Difficile de ne pas voir l’ironie de la situation...

Le TBI Luxembourg-Ukraine n’est cependant pas le seul traité susceptible de susciter des demandes d’indemnisation. Les sanctions contre la Russie et certains de ses ressortissants suite à l’invasion de l’Ukraine auront un impact économique sévère sur les investissements et les affaires dans d’autres États qui, comme le Luxembourg, ont imposé ces sanctions. À cet égard, le Luxembourg a également signé un TBI avec la Russie en 1989 en vertu duquel l’État s’est engagé « à assurer sur son territoire aux investissements effectués par des investisseurs de l’autre Partie contractante un traitement juste et équitable excluant toute mesure injustifiée ou discriminatoire ». En ce qui concerne la Russie, ce traité définit les investisseurs de l’autre partie comme « toute personne morale constituée selon la législation […] soviétique, ayant son siège social sur le territoire […] de L’Union des Républiques Socialistes Soviétiques […] et qui peut […] réaliser des investissements sur le territoire de l’autre Partie contractante ». Conformément à ce traité, une société constituée en Russie qui exerce ses activités dans le Luxembourg via une subsidiaire frappée par des sanctions peut porter une réclamation contre l’État devant un tribunal arbitral si elle considère que son investissement a été traitée de manière injustifiable et discriminatoire.

Les sanctions peuvent également impacter négativement la valeur des actions détenues par des actionnaires d’une société qui opère un investissement dans l’État. À part l’Ukraine et la Russie, le Luxembourg a conclu 47 TBIs avec des pays qui incluent explicitement dans la définition de l’investissement protégé « les actions, obligations, parts sociales et toutes autres formes de participations, même minoritaires ou indirectes, dans le capital de sociétés constituées sur le territoire de l’une des Parties contractantes », comme la note, par exemple, le Luxembourg-Mauritius TBI. Il résulte de ces dispositions que chaque société actionnaire dans un montage d’investissement a la qualité d’investisseur protégé dès lors qu’elle peut être considérée comme contrôlant indirectement la société constituant l’investissement. Cela signifie qu’il est possible de remonter la chaîne des investisseurs jusqu’à trouver une société ou une personne physique qui a la nationalité utile d’un État Partie au TBI invoqué devant les arbitres.

La variété des investisseurs qui peuvent potentiellement entrer dans le champ d’application de ces TBIs est aussi grande et complexe que le nombre et la nature des sanctions. L’UE a imposé des restrictions à la Banque centrale de Russie, en interdisant toutes les transactions liées à la gestion de ses réserves et de ses actifs. Les banques privées et les entreprises ont également fait l’objet de sanctions sur les marchés des capitaux. L’UE a enfin imposé plusieurs restrictions à l’importation et à l’exportation. Côté export, elles concernent les technologies de pointe, comme les équipements de transport et de l’industrie énergétique ou les produits de l’industrie aéronautique et spatiale. Côté import, les restrictions visent des produits tels que le pétrole brut, le charbon, l’acier et l’or. Le respect des sanctions n’incombe pas seulement aux fonctionnaires du gouvernement, mais s’impose aux personnes morales ayant leur siège social, un établissement stable ou leur centre des intérêts principaux sur le territoire luxembourgeois.

Dans l’éventail des demandeurs potentiels, nous devrions considérer les actionnaires basés dans un pays situé en dehors de l’UE mais ayant conclu un TBI avec le Luxembourg. Compte tenu de la diversité des sanctions et des secteurs, ainsi que des nombreux TBIs extra-communautaires conclus par le Luxembourg, on peut imaginer la pléthore de réclamations possibles. Prenons l’exemple d’une société ou d’une personne physique de nationalité mauricienne qui détient des actions dans une entité opérant dans le secteur financier luxembourgeois. Si le gouvernement gèle ou saisit les actifs de cette entité, avec pour conséquence qu’elle ne peut plus exercer ses activités au Luxembourg, les actionnaires mauriciens peuvent demander une indemnisation en vertu du Luxembourg-Mauritius TBI.

L’Ukraine n’est pas le seul pays susceptible d’être attrait à des procédures arbitrales initiées par des investisseurs affectés par les mesures découlant de la guerre. Le régime actuel de sanction pourrait également violer des engagements souscrits par le Luxembourg aux termes de ses accords internationaux d’investissements. Le Luxembourg doit être conscient des protections offertes par ces traités et considérer dans quelle mesure ceux-ci pourront être utilisés comme bouclier contre les sanctions.

Javier García Olmedo est docteur en droit international et chercheur à la faculté de droit de l’Université du Luxembourg. Ses domaines de spécialisation comprennent la nationalité et la migration, le droit économique international et le règlement des différends

Javier García Olmedo
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