La présidente de la Chambre des notaires, Martine Schaeffer, est condamnée au pénal pour manquement grave à ses obligations de lutte contre le blanchiment

Indélicatesse

Martine Schaeffer en 2018:  « Well wann do eppes soll schif goen,  dann ass déi ganz Professioun fort »
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 10.05.2024

Le tribunal correctionnel de Luxembourg a rendu jeudi dernier un jugement sur accord condamnant la présidente de la Chambre des notaires, Martine Schaeffer, pour manquement à ses obligations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Une condamnation qui fait tache pour celle qui a autorité sur une corporation et qui veille sur les violations de la loi de ses membres. Sachant que les notaires sont des intermédiaires neutres qui ont pour vocation de garantir la légalité d’une opération juridique, notamment au regard des règles antiblanchiment.

Selon le jugement consulté par le Land, Martine Schaeffer a permis, entre mars et avril 2017, une transaction immobilière à Luxembourg-Ville pour cinq millions d’euros avec des fonds d’origine douteuse. Si bien que cette transaction a suscité l’intérêt de la Cellule de renseignement financier (CRF) sans même qu’elle n’ait été interpelée par la notaire. Ce département du parquet chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme n’avait en effet pas reçu de déclaration de soupçon de Martine Schaeffer à cette occasion. Dans son rapport d’analyse rendu en août 2018, la CRF signale de multiples structures offshores « dont l’utilité économique et juridique n’est pas compréhensible », une litote pour désigner la volonté de cacher l’origine des fonds. La structuration « inintelligible » ne permettait pas de suivre le flux d’argent au-delà d’un compte bancaire russe et donc « de déterminer l’origine exacte des fonds, sauf à pointer du doigt les liens évidents vers l’Azerbaïdjan ». L’origine des fonds n’étant pas claire (mais les indices pointaient vers des bénéficiaires économiques azéris), « le notaire aurait dû refuser de passer les actes de vente immobilière ». Martine Schaeffer a donc violé la loi anti blanchiment, conclut la CRF.

Martine Schaeffer avait déjà « baigné » dans ce milieu azerbaïdjanais très intégré à Luxembourg en constituant en 2013 une société, Globalbuild International, où apparaissait l’un de ses plus éminents représentants, Khagani Bashirov, l’un des fondateurs de la Chambre de commerce Luxembourg-Azerbaïdjan. Un article du média Azadliq publié en juillet 2011 évoquait déjà dans le détail les soupçons de détournement à la Banque internationale d’Azerbaïdjan et l’implication possible de Khagani Bashirov, pour un équivalent de 189 millions d’euros.

En novembre 2018, rebelote. Une autre transaction immobilière, à Esch-Sur-Alzette cette fois, est passée par le compte de la notaire Schaeffer auprès de la branche luxembourgeoise de la banque lettone ABLV. Mais entretemps les doutes sur la probité des parties prenantes s’étaient significativement épaissis. Le 4 septembre 2017, dans sa série d’articles Laundromat, le consortium de journalistes OCCRP (pour Organized Crime and Corruption Reporting Project) avait pointé du doigt le rôle de ABLV dans le blanchiment de la corruption en Russie et en Asie centrale. Khagani Bashirov y a ressurgi comme protagoniste. Le 13 février 2018, le réseau de lutte contre le crime financier américain, « Financial crime enforcement network » (ou Fincen) a accusé la même banque lettone de blanchiment d’argent institutionnalisé. La Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) a d’emblée lancé une procédure de sursis de paiement contre sa filiale luxembourgeoise. Last but not least, en juin, la CRF a envoyé à Martine Schaeffer un courrier l’informant de soupçons de blanchiment portant sur les sociétés luxembourgeoises liées à Khagani Bashirov. L’une d’entre elles a été utilisée pour la transaction à quatre millions d’euros. Six mois se sont écoulés entre la lettre de la CRF et la transaction de novembre. « Un oubli », selon Martine Schaeffer.

Lors de la perquisition organisée en mars 2019 en les bureaux de la notaire au Limpertsberg, la police n’a pas trouvé de documentation renseignant sur les mesures pour identifier les risques de blanchiment et de financement du terrorisme auxquels l’étude est exposée. Celles-ci tiennent généralement compte de facteurs tels que les pays et zones géographiques sensibles, le type de produits, les transactions ou les canaux de distribution. « Cette obligation professionnelle est imposée depuis une modification législative du 13 février 2018 » à la loi anti-blanchiment de 2004, écrit le bureau du procureur. En l’étude Schaeffer, il n’y avait pas non plus de mesure de vigilance à l’égard du client sulfureux.

Dans le jugement sur accord, sorte de plaidé coupable à la luxembourgeoise, le substitut du procureur concède que le notaire ne dispose pas des moyens du parquet ou du juge d’instruction, mais il souligne attendre de lui qu’il analyse les informations dont il dispose (documents officiels, logiciels « know your customer » ou tout simplement Google) « avec un esprit critique » : « Il ne doit pas pousser ses investigations jusqu’à déterminer l’origine véritable des fonds lorsque ceux-ci proviennent d’une banque russe. Mais confronté à plusieurs éléments qui doivent interpeler, l’obligation consiste de procéder à une déclaration d’opération suspecte à l’adresse de la CRF », est-il écrit.

Eu égard à la « gravité des faits », mais aussi aux circonstances atténuantes telle que l’absence d’antécédent judiciaire, les juges condamnent Martine Schaeffer à une amende de 70 000 euros. Même tarif que pour un autre notaire, Paul Bettingen, en 2021. Reporter.lu avait détaillé l’implication dudit notaire dans le même réseau azéri. Le notaire de Niederanven avait, également plaidé coupable. Il avait démissionné de ses fonctions notariales durant la procédure, en mars 2020 (avec effet en décembre 2020).

Quelles conséquences tirera Martine Schaeffer de sa condamnation eu égard à ses engagements vis à vis de la profession ? Quelles conséquences la chambre en tirera ? Le notariat, oligopole de 36 études, a longtemps fait l’objet de critiques pour son manque de coopération avec la CRF. Le rapport 2021-2022 et l’édition précédente notent cependant un léger mieux dans la production de déclarations de soupçons. Comme les avocats, les notaires s’autorégulent. Mais à l’inverse du Barreau qui a monté sa véritable police et qui montre des résultats, la Chambre des notaires ne fait aucune publicité des mesures disciplinaires engagées. En 2018, seuls deux notaires avaient été sanctionnés, selon Martine Schaeffer (d’Land, 7.9.2018). Interrogée mardi sur le nombre de notaires sanctionnés ces cinq dernières années, la Chambre n’a pas répondu.

Sur son site, elle ne publie ni sa gouvernance ni l’identité des sept membres qui la composent. La Chambre est d’ailleurs renouvelée dans la première quinzaine de mai. Sollicitée, Martine Schaeffer n’a pas donné suite. Se pose la question de savoir si elle préside encore la profession et son conseil de discipline, lequel veille notamment « au respect par les notaires de leurs obligations découlant de la législation en matière de lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme ». Martine Schaeffer représente également l’ordre au Comité de prévention du blanchiment et du terrorisme… mais le mandat de ses membres désignés en février 2019 se limite à cinq ans et le comité n’a pas été renouvelé. Le ministère prévoit d’ancrer cet organe dans la nouvelle loi anti-blanchiment dont la rédaction est en cours, nous informe le ministère d’Élisabeth Margue. Martine Schaeffer était candidate à ses côtés sur la liste CSV au printemps 2023 dans la capitale.

En 2018, alors que le Luxembourg se préparait à une visite décisive du Gafi, Martine Schaeffer avait confié, « si quelque chose allait de travers (dans le contrôle, ndlr), toute la profession serait touchée ». L’an dernier, à un détail près, le Luxembourg ne passait pas l’examen du Gafi, avait expliqué Catherine Bourin, Madame anti-blanchiment, lors d’un séminaire à la Chambre de commerce. La dissuasion de l’infraction (par la lourdeur des sanctions) et la lutte contre le crime financier sophistiqué figurent parmi les secteurs scrutés par le Gafi dans sa prochaine évaluation intermédiaire.

Pierre Sorlut
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