Renouvellement dans la stabilité au Tribunal de justice de l’Union où les juges lorgnent traditionnellement
sur la Cour, réputée plus prestigieuse

Honneurs et convoitises

d'Lëtzebuerger Land du 23.09.2022

L’exercice est bien rodé. Le 15 septembre dernier, le président de la Cour de justice européenne a présenté officiellement au public les nouveaux arrivants au Tribunal européen en marge de leur prestation de serment. Cette fois ci, ils étaient trois: une diplomate, un directeur de com’ maison et un avocat. « Le tribunal est maintenant pleinement opérationnel », se félicite le président Koen Lenaerts. Le juge belge, 67 ans, précise l’apport de chacun : l’Autrichienne Elisabeth Tichy- Fisslberger mettra « sa profonde expérience de l’administration et de la diplomatie au plus haut niveau » au service du Tribunal. Le Grec William Valasidis, le puissant directeur de la communication de la Cour , « un enfant de la maison », apportera lui aussi sa « précieuse expérience in-house ». Le Néerlandais Steven Verschuur mettra à la disposition du Tribunal « une expertise technique héritée d’une impressionnante carrière» en tant qu’avocat spécialisé dans le droit de la concurrence. Des profils éclectiques s’il en est. Les juges déjà en place apprécieront, ou pas, le choix des trois gouvernements. Elisabeth Tichy -Fisslberger remplace son compatriote Viktor Kreuschitz un ancien du service juridique, entré en 2013 au Tribunal. William Valasidis succède à Constantinos Iliopoulos qui n’aura fait qu’un mandat en tant que second juge grec. En 2016, le gouvernement lui a donné la priorité. William Valasidis déjà candidat, a dû patienter. Et Steven Verschuur prend la place de René Barents qui a aussi été juge au tribunal de la fonction publique, supprimé en 2015.

La tradition voulait que, dans ce genre de cérémonies, les juges sortants soient remerciés pour leur contribution et, à leur tour, concoctent un petit discours d’adieu. Comme disait le célèbre juge luxembourgeois Pierre Pescatore, ces discours étaient un espace de liberté, le seul moment où un juge pouvait dire ce qu’il pensait. Certains ne s’en sont pas privés. Un juge espagnol avait critiqué la durée des mandats, six ans, trop courte selon lui, parce que les juges en place « doivent faire des démarches interminables » auprès de leur gouvernement pour expliquer qu’ils sont les meilleurs et qu’ils méritent un nouveau mandat. Plus récemment, un juge finlandais a osé parler du « nombre impressionnant » de juges du Tribunal auxquels il conviendrait d’attribuer « des compétences additionnelles » pour augmenter leur charge de travail. Sans parler des propos des quelques enfants terribles qui ont fait date. Ces discours d’adieu, dorénavant, n’existent plus, précise la direction de la communication de la Cour de Justice.

Le président Lenaerts a donc rappelé que ce renouvellement partiel pour moitié des 54 juges du Tribunal se fait tous les trois ans et que celui du 15 septembre dernier n’a donné lieu en l’occurrence qu’à trois nouvelles nominations. Le Tribunal est en effet pleinement opérationnel, comme dit Koen Lenaerts  aussi parce qu’il est au complet. Le 15 septembre, le Luxembourg, la Belgique, Chypre, le Portugal et la Finlande ont maintenu en place chacun leurs deux juges. En juillet 2022, la juge slovaque Beatrix Ricziova est entrée en fonction après que son gouvernement a cherché désespérément depuis 2016 un candidat qui puisse être agréé par les instances européennes. De même l’été dernier, le nouveau juge hongrois Tihamer Toth a été dépêché à Luxembourg pour terminer le mandat de Barna Berke, décédé. Au complet aussi parce que l’autre moitié des juges non soumis à un renouvellement de mandat cette année sont là jusqu’en 2025. Mais l’attirance qu’exerce la Cour, avec son prestige, et le fait que de certains États membres font de l’obstruction, fragilisent le système.

En octobre 2021, la Cour a elle aussi eu droit à son renouvellement partiel de la moitié de ses 27 juges. Contrairement au Tribunal elle n’en a qu’un par pays. Et être juge à la Cour, c’est prestigieux. Car si le Tribunal traite des affaires économiques de grande envergure, telles que les concentrations d’entreprises, les aides d’États, les dossiers GAFA, les très médiatisées plaintes des oligarques russes contre le gel de leurs avoirs, la Cour de justice, elle, interprète le droit européen applicable dans toute l’UE et condamne les États-membres de l’UE au nom de la règle de droit. De plus, elle joue le rôle de Cour de cassation pour les arrêts du Tribunal. Une grande visibilité, une plus grande considération l’entourent. La différence de traitement du personnel l’atteste d’ailleurs. La rémunération des juges de la Cour est sensiblement supérieure, 112,5 % du traitement du fonctionnaire de l’UE le plus gradé (21 700 euros) contre 104% pour les juges du Tribunal. Ces derniers ont droit à une berline de fonction « à titre permanent » comme leurs homologues à la Cour mais eux ont droit à un chauffeur personnel.

Alors, le Tribunal est souvent perçu comme l’antichambre de la Cour. La juge roumaine au Tribunal, Octavia Spineanu-Matei n’a pas attendu la fin de son mandat et s’est empressée de remplacer la juge Camelia Toader en octobre 2021. De même le juge irlandais Anthony Collins n’y aura fait que les trois premières années de son second mandat. En octobre 2021, il saute sur une occasion qui pour les « petits » pays ne se présente que tous les vingt ans, à savoir être avocat général pour un mandat unique de six ans. Un poste qui peut aussi être l’étape intermédiaire avant d’être nommé juge à la Cour si le détenteur du poste sait y faire. Lors du renouvellement du mandat de l’autre moitié des juges à la Cour, le même « appel d’air » se produira sans doute et des juges au Tribunal pensent déjà probablement à faire du lobbying auprès de leur gouvernement pour y être nommés, même s’ils sont en cours de mandat.

Puis une impression d’instabilité se décèle aussi dans la mesure ou quatre juges y travaillent … sans mandat. Parce que leur gouvernement ne veut pas ou traîne les pieds. Rien d’illégal à cela. Selon les traités, les juges doivent attendre leur remplaçant. Et cette précarité ne les empêche pas d’assurer pleinement leurs fonctions. Il n’en reste pas moins qu’ils peuvent être remplacés relativement rapidement et que les affaires dont ils s’occupent devront passer à d’autres juges. Le plus emblématique des cas est celui de la Pologne. Les deux juges en place avaient été proposées par le gouvernement d’Ewa Kopacz, membre de la Plateforme civique. Elles sont entrées en fonction sous le règne du parti Droit et Justice des frères Kaczynski. À la suite de la réforme du Tribunal, multipliant par deux le nombre de ses juges, un système compliqué d’intégration du second juge de chaque pays a fait que la juge Nina Poltorak n’a eu qu’un mandat de cinq mois. Et depuis septembre 2016, plus rien. Sa collègue Krystyna Kowalik-Banczyk qui elle, remplaçait un autre juge, a eu un mandat complet qui vient d’expirer à la mi-septembre. Le gouvernement actuel n’a proposé aucun candidat à ces deux postes alors qu’il semble chercher un remplaçant au juge Marek Safjan à la Cour, un opposant au régime, dont le mandat a expiré en octobre 2021. (d’Land, 11.03.22). Signe du désintérêt du gouvernement pour le Tribunal, avancent certains observateurs.

Un autre cas est illustré par le gouvernement lituanien qui cherche aussi un successeur au juge Virgilijus Valancius qui aurait dû quitter le Tribunal en 2019. Interrogées, les autorités compétentes tant à Varsovie qu’à Vilnius restent muettes. Enfin, cas à part, le juge slovaque Juraj Schwarcz est toujours là parce que, pour des raisons mal définies, son gouvernement a du mal à trouver des candidats. À noter que la Cour a décidé il y a quelques années que l’attente du remplaçant était une règle qui ne s’applique pas aux juges du Tribunal qui « montent » à la Cour. Celle-ci ne saurait attendre !

Ainsi va le Tribunal. Le 16 septembre, et comme tous les trois ans, il y a eu aussi l’élection dans la foulée du président. Le Néerlandais Marc van der Woude a été réélu pour la seconde fois. Dans la foulée, les juges ont réélu, aussi pour la seconde fois, leur vice-président, le chypriote Savvas Papasavvas, arrivé au Tribunal au moment de l’entrée de son pays dans l’UE en 2004. Et le 19 septembre, ils ont élu les présidents des dix chambres de la juridiction. Le Luxembourgeois Dean Spielmann se retrouve président de la première chambre. Plus compliquée va être la répartition des cinquante-quatre juges dans les chambres. Chacune d’elles peut siéger en formation de trois ou cinq juges et il existe plusieurs formations. Exercice laborieux auquel, apprend-on on de bonnes sources, le président van der Woude apporterait cette fois-ci un soin tout particulier. Et pour reprendre les termes d’un ancien de la Cour, «  il lui faut trouver un équilibre au sein d’une même chambre, entre les anciens juges et les nouveaux, les compétents et ceux qui le sont moins, ceux du Sud et ceux du Nord, ceux qui connaissent la langue française – langue de travail - et ceux qui l’ignorent et veiller à séparer ceux qui ne se supportent pas ! »

Dominique Seytre
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