DVD Gordian Troeller Revisited

Vergangenheitsbewältigung

d'Lëtzebuerger Land vom 03.01.2008

La tentative de réconciliation vint trop tard. La décision du comité d’organisation du premier Lëtzebuerger Filmpräis d’honorer enfin le travail de Charles Gordian Troeller, tomba après sa mort, en 2003, à l’âge de 86 ans. Luxembourgeois, il avait quitté le pays après la guerre, après qu’une série de procès intentés par le gouvernement d’après-guerre contre le journal L’Indépendant, que Gordian Troeller avait fondé avec Norbert Gomand en 1945, aient fini par les ruiner. Gomand et Troeller avaient osé douter de l’action politique du gouvernement d’exil. Pour gagner sa croûte, Gordian Troeller s’établit par la suite comme journaliste et correspondant en Alle­magne, où il travailla longtemps pour le Stern, puis se lança dans le documentaire politique. Durant près de quarante ans, il fit le tour de la terre, pour ramener des reportages docu­men­tant le clivage Nord/Sud, les frictions politiques, les guerres, les famines, les injustices sociales, avec un engagement sans faille pour les oppri­més. Au Luxembourg, il est aujour­d’hui quasi inconnu ; il ne reste des traces de son travail que dans les livres de Henri Koch-Kent ou la mémoire de quelques résistants, comme jadis Emil Krieps, qui, dans une interview télévisée, lui avait certifié qu’il était « un vrai patriote ». Lors de la remise du Filmpräis, sa veuve, Ingrid Becker-Ross-Troeller rappela d’ailleurs l’amertume de son mari de ce manque de reconnaissance de son pays natal.Une année culturelle servant toujours à réhabiliter l’un ou l’autre enfant déchu du pays, et le coordinateur général de Luxembourg 2007 et ancien député vert Robert Garcia étant en plus fortement engagé dans le réseau associatif altermondialiste, l’heure de Gordian Troeller devait donc sonner cette année-là. Or, le son s’est fait un peu discret : le 6 décembre, jour de la Saint-Nicolas et avant-veille de la grande fête de clôture, trois documentaires intitulés Gordian Troeller Revisited furent présentés au public à la Cinémathèque, mais cet événement se perdit dans l’euphorie généralisée de la fin des festivités. Les films produits par Anne Schroeder pour Samsa Film, avec l’Action solidarité tiers monde (ASTM), Luxembourg 2007, le CNA et le Film Fund, viennent d’être publiés en DVD sous le label Films made in Luxembourg. En outre, l’ASTM offre depuis plusieurs mois déjà des programmes d’accompagnement pour les lycées.L’idée des trois documentaires essayait d’être originale, d’entrer en biais dans le sujet. Ou : comment rendre hommage à Gordian Troeller, sans faire un portrait hagiographique ? Comment présenter son travail et en montrer l’actualité sans faire un simple collage d’images d’archives ? Trois cinéastes luxembourgeois d’au­jourd’hui sont donc partis dans trois pays visités et décrits dans les années 1970 à 1980 par Troeller pour une sorte de « lecture comparée » : Marc Fritz au Brésil, Anne Schiltz en Érythrée et Claude Lahr en Iran. Ils ont filmé en 2006, les uns avec des équipes locales, d’autres avec des équipes luxembourgeoises, et le résultat prouve surtout quel grand journaliste était Gordian Troeller. Et à quel point le regard de ses successeurs est formaté, à quel point ils manquent de conscience politique aussi.Troeller était de gauche et ne s’en cacha guère dans ses reportages. S’étant engagé contre le franquisme dans la guerre d’Espagne, puis dans la résistance durant la deuxième guerre mon-diale, il continua à militer avec sa caméra durant le restant de sa vie. Dans une interview réalisée en 1987 par Joy Hoffmann pour Hei Elei Kuck Elei et publiée en bonus du DVD, Troeller explique comment il voit le monde, divisé entre ceux qui ont le pouvoir, et ceux qui se font exploiter, à quel point cette division structure le monde – d’où son intérêt pour les inégalités hommes/femmes ou encore les droits des enfants. Les cinéastes contemporains par contre ne militent pas. Ils ne prennent pas position, mais se veulent « observateurs » impartiaux. Ils se bornent à constater, puis à montrer ce qu’ils ont vu sur place. Parfois, le résultat est inodore, incolore, insipide, comme le reportage sur le Brésil de Marc Fritz. Comme ses confrères, il part des films de Gordian Troeller sur le sujet – des extraits sont à chaque fois présentés dans les films, comme des reliques –, puis va voir ce qu’il est devenu. Résultat, selon la pochette du DVD : « Ces trois documentaires (…) démontrent que, en dépit d’une évolution économique et politique de ces pays, certains sujets sensibles demeurent d’actualité ». Impossible de faire plus vague, et le résultat est à l’avenant. Marc Fritz constate que les travailleurs des plantations de canne à sucre se font exploiter, comme jadis, qu’ils n’ont pas fait d’école, comme jadis, mais qu’ils votent Lula car ils espèrent qu’il va changer les choses. Anne Schiltz revient avec le film le plus sensible d’Érythrée, dépeignant avec retenue et même avec une certaine esthétique (images : Jean-Louis Sonzogni, qui a déjà filmé l’Afrique pour Nuits d’Arabie de Paul Kieffer), un paysage après la guerre. Là où Gordian Troeller raconta la guerre de libération contre l’Éthiopie, l’égalitarisme et le système D des révolutionnaires, elle va voir ce que sont devenus les guerrières d’antan et les orphelins de la guerre. Bien qu’elle ait oublié de présenter ses interlocutrices, elle fournit les informations essentielles sur l’Érythrée et la guerre par des textes incrustés.Le film le plus décevant, parce que légitimement le plus attendu, est celui de Claude Lahr sur l’Iran. Féru d’histoire, réalisateur notamment du primé Heim ins Reich (2004), Claude Lahr déçoit parce qu’il n’ose pas se mouiller, qu’il ne prend pas parti. Son approche est tellement mi-figue-mi-raisin – la société iranienne, entre carcan traditionaliste et ouverture sur le monde grâce notamment aux nouvelles technologies –, tellement convenue – les femmes, les étudiants, les bloggeurs – qu’elle ne dépasse guère une dissertation de première. Visiblement fasciné par l’Orient qu’il y a découvert, il filme des scènes de rue, des prières à la mosquée, les jeunes en promenade ou lors du shopping. Ses interlocuteurs sont tous étudiantes ou responsables de sites Inter­net, plus un enseignant en théologie. Et comme on s’y attendait, les premiers critiquent un peu le régime en place et le dernier défend l’islam, la belle affaire. Tout se passe à Téhéran, dans la classe moyenne, on y parle consommation et morale, une voix off explique avec un réel souci pédagogique les bases de la République islamique. Mais le film n’aborde surtout pas la politique actuelle. Le nom Mahmoud Ahmadinejad n’y tombe pas une seule fois, personne ne parle des menaces d’une invasion américaine, de nucléaire, même pas de la guerre en Irak. En lisant (ou en regardant) Persepolis de Marjane Satrapi, on en apprend mille fois plus sur la société iranienne.

Le double DVD Gordian Troeller Revisited, comprenant les trois documentaires ainsi qu’une interview historique avec Gordian Troeller (1987) et son documentaire Wenn die Irrtümer verbraucht sind (1999), est en vente au prix de 18 euros dans le réseau de distribution Films made in Luxembourg ou sur www.cna.public.lu.

 

josée hansen
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