Dismaland

Dimanche dernier à Banksyland

d'Lëtzebuerger Land vom 16.10.2015

Trudging slowly over wet sandBack to the benchWhere your clothes were stolenThis is the coastal townThat they forgot to close downArmageddon – come, Armageddon! Come, Armageddon! Come!Morrissey, Everyday Is Like Sunday

Quand je lui ai dit que j’allais à Weston-super-Mare, Chris, mon boucher, devant deux clientes à peine décontenancées, entonna ce vieux tube de Morrissey (grand défenseur de la cause végétarienne, soit dit en passant…). Certes, le clip de la chanson (que je recommande à tous ceux qui voudraient se replonger dans l’Angleterre de Margaret Thatcher) a été tourné à Southend-on-Sea, mais quiconque connaît les célèbres photographies de stations balnéaires anglaises prises par Martin Parr dans les années quatre-vingt aura compris que rien ne ressemble plus à un seaside resort qu’un autre seaside resort.

Évidemment, comme toute station balnéaire qui se respecte, Weston-super-Mare se targue d’avoir un Grand Pier – même si le sien s’est surtout fait connaître pour avoir brûlé de bout en bout un jour d’été de l’an 2008. Mais tous ceux qui virent dans ce spectaculaire incendie se confirmer la prophétie du chanteur des Smiths durent se raviser, car c’était sans compter sur la détermination des Supermariens à garder le monopole des stag et hen nights, ces soirées bien arrosées d’enterrement de vie de garçon ou de jeune fille qui font les choux gras des chip shops, budget boozers et tattoo parlours. La jetée fut donc reconstruite sur-le-champ, avec, au bout de 400 mètres de planches savonneuses, un pavillon surdimensionné, qui abrite aujourd’hui une escouade de manèges et autres machines à soutirer leurs hard-earned pennies aux working middle classes riveraines du Bristol Channel, sorte d’appendice boueux de la mer Celtique séparant le Somerset du Pays de Galles. Une autre icône de la ville n’a par contre pas survécu à l’affection de ces mêmes classes moyennes pour les destinations low-cost et all inclusive sous des cieux plus cléments : le Tropicana, une piscine de plein air des années trente, qui a dû fermer ses portes en 2000. En l’absence de projets d’investissement viables, ce modèle d’architecture utilitaire aux influences Art Déco semblait, jusqu’il y a peu, voué à la démolition.

Mais c’était sans compter sur Banksy, l’enfant du pays parti conquérir le monde à coups d’aérosol : voyant le lido de sa jeunesse tomber en ruines, le plus connu (et inconnu) des street artists décida d’y faire construire sa version dystopique d’un parc d’attraction, Dismaland. Ce « bemusement park », qui disait s’inspirer de la formule – attribuée un coup à Brecht, un autre à Maïakovski – selon laquelle « l’art n’est pas un miroir destiné à refléter la société, mais un marteau avec lequel on la façonne », rassemblait, outre une ribambelle d’œuvres bespoke de Banksy himself, celles d’une soixantaine d’artistes, parmi lesquels l’une ou l’autre pointure comme Damien Hirst, Jenny Holzer ou David Shrigley. Le tout dans un décor en pâte faussement lugubre, avec château de Cendrillon carbonisé et grande roue brinquebalante, censé filer le blues aux quelque 150 000 curieux qui avaient eu la chance de rafler un billet d’entrée au tarif modique de trois livres. Sans oublier une petite scène open air sur laquelle se produisirent, au cours des cinq semaines que dura l’exposition, des stand-up comedians comme l’irrévérencieuse Katherine Ryan, des hip hop artists comme les indécrottables Massive Attack (eux aussi du coin), ou encore des performers comme les inénarrables Pussy Riot.

Autant vous le dire tout de suite : je m’y suis fait chier comme un rat mort. Évidemment, vous me direz que c’était précisément l’intention du « most disappointing new visitor attraction ». Sinon, pourquoi se serait-on donné la peine d’encourager le staff à être rude ou de diffuser à longueur de journée des messages décourageants, lus par une voix monotone (« Ambition is just as dangerous as complacency ») ? Seulement voilà : il apparut vite qu’à quelques exceptions près, les participants choisis par Banksy le curator se contentaient d’enfoncer des portes ouvertes. Street cred oblige, priorité y était donnée aux artistes ayant un « message » ou un « agenda » politique – au choix, anti-capitaliste, anti-consumériste, anti-entertainment ou anti-establishment. Détournements de slogans publicitaires, dénonciations des inégalités sociales, appels à la résistance contre le conformisme, mise en dérision de la politique… : aucune des formules éprouvées de l’art dit « engagé » ne manquait à l’appel.

Or, n’est pas Maïakovski qui veut ; pour ceux qui en doutaient, il suffisait d’ailleurs de faire un détour par le pavillon luxembourgeois à Venise cette année. Weston-super-Mare, Venise, même combat (perdu d’avance), serait-on tenté de dire : l’attaque en règle contre le capitalisme et ses capitalistes rapaces, contre la politique et ses politiciens véreux, contre l’industrie et ses industrialistes avides, etc. semble devoir passer par une simplification outrancière. À l’heure où le parti socialiste anglais choisit de se dédire du blairisme en amorçant un virage à gauche toute, le dualisme revient à la mode : ici les bons, là les méchants. Passe encore pour le graffiti, qui par définition recherche le raccourci visuel, mais à l’échelle d’une exposition, l’enfilade de calembours visuels et textuels à détente unique confinait à la démagogie. Et avait pour seul effet notable le même ennui fatal que produisent régulièrement les spectacles que Banksy et ses chevaliers de l’Apocalypse se proposaient de parodier pour mieux nous « faire réfléchir ».

En ce sens, Dismaland était le reflet à peine déformé d’une conception de l’art qui semble particulièrement fertile dans le pays de Shaun the Sheep. La ville de Bristol, berceau du trip hop (et Capitale verte de l’Europe en 2015, just so you know) jouit d’une réputation quelque peu usurpée de capitale de l’underground et de la contre-culture, grâce en partie, vous l’aurez deviné, à Banksy le génie et ses innombrables émules cagoulés. Témoin de cet engouement pour l’art de l’homme de la rue, le Upfest, « le plus grand festival de street art et de graffiti en Europe », envahit une fois par an les rues du quartier désormais huppé de Southville. Si cet événement, dont les protagonistes ont l’air tout droit sortis des années 1990, sert à quelque chose (à part renflouer les caisses de mon boucher, qui dit y avoir vendu un millier de hamburgers cette année !), c’est à démontrer la formidable ringardise – esthétique autant qu’intellectuelle – des pratiques artistiques dont il se fait la vitrine.

Même constat pour ce qui concerne Dismaland, ce village Potemkine de l’anarchie entièrement imaginé et financé par Banksy le rebelle : bien qu’il affecte la litote là où sévissait le lieu commun, Dismaland décourageait d’emblée toute lecture au deuxième, voire au troisième degré. Pire, une fois passé les grandes installations en plein air qui tenaient lieu de cache-misère, le visiteur se retrouvait à déambuler dans une exposition collective tout ce qu’il y a de plus convenu, réunissant des artistes qui méritent pour la plupart de rester inconnus. En entrant dans les « Galleries », l’un des bâtiments en dur qui subsistent de l’ancienne piscine, on se serait ainsi cru dans une version rapetissée, et à peine moins léchée, de l’Arsenal de Venise en temps de biennale, tellement l’accrochage des pièces – en majorité des peintures figuratives proches d’esprit du graffiti – se conformait aux usances muséographiques, chaque artiste se défoulant dans son petit pré carré, délimité par son nom inscrit à même le sol sous la forme d’un… pochoir (suivez le regard !).

De manière plus générale, le succès populaire, indisputable, de Dismaland pose la question de l’incurie intellectuelle du public contemporain. Mieux : Dismaland n’est-il pas un modèle d’avenir pour les biennales et autres sauteries du même genre, dont le succès, et donc l’existence même, dépendent du nombre de spectateurs plutôt que de leur capacité à rendre compte de la complexité du monde, quitte à demander au badaud de se creuser les méninges ? À l’époque du tweet et du meme, les nouveaux publics de l’art contemporain auront-ils la patience de suivre des raisonnements autrement plus compliqués qu’une punchline rabaissée au niveau du premier bloggeur venu ? L’art, pour réussir, n’est-il pas déjà condamné à s’exprimer en one-liners bien sentis ?

Et si la véritable mission de l’art aujourd’hui, c’était qu’il contribue à booster l’économie locale – au besoin en se fabriquant un faux nez subversif ? Le verdict des commerçants de Weston-super-Mare, en tout cas, est unanime : en injectant vingt million de livres dans les caisses de la ville, Dismaland a sauvé la saison. Et comme pour se repentir du cynisme dont il a été accusé ici ou là, not least en raison d’une installation permettant aux visiteurs de téléguider des rafiots miniature bondés de réfugiés, Banksy le charitable a décidé que les matériaux de fabrication de son parc d’attraction seraient récupérés et transportés à Calais afin de servir dans la construction des baraquements pour réfugiés. Qu’il contribue ainsi à pérenniser la précarité qu’il dénonce par ailleurs n’est pas la moindre des contradictions de Banksy le bon Samaritain. Come, Armageddon ! Come !

Boris Kremer
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