Tour de force - En Russie avec l'homme le plus fort du monde

From Russia with love

d'Lëtzebuerger Land vom 17.02.2005

Le carrousel vide tourne sur son axe. Et il tourne. La caméra, fixe, capte ce mouvement régulier qui, à force, décélère, chaque tour étant accompagné d'un grincement. Et il tourne, et il tourne et on se dit, légèrement irrité, mais c'est quoi ce film ?, et il tourne, et il tourne et n'arrête presque plus. Au plus tard à cette scène-là, même le plus perplexe des spectateurs doit se rendre à l'évidence que Tour de force - En Russie avec l'homme le plus fort du monde d'Antoine Prum et Boris Kremer est un film différent. Un film hors normes. À première vue, le documentaire de 80 minutes, qui a été présenté hier soir en avant-première et sera encore projeté quatre fois au cinéma Utopia, se donne des airs de reportage à la Striptease, montrant ce qui s'est vraiment passé en été 2003, lors de la tournée de Georges Christen en Russie. Mais en vérité, toute la tournée à été organisée par les deux réalisateurs en vue de ce tournage, pour ce tournage. Donc la Russie prête ses décors naturels et ses personnages réels - mais payés pour leurs prestations dans le film - à une histoire quelque peu romancée. Certes, Georges Christen ne joue pas, il n'a pas eu à apprendre de dialogues ou à refaire des scènes. Il n'incarne que lui-même, car il est déjà une représentation. Néanmoins, le film n'a rien à voir avec un reportage journalistique genre Envoyé spécial. Il s'inscrit clairement à la lisière entre fiction et réel et en joue constamment. La Russie filmée par Antoine Prum et Boris Kremer répond comme par effet de miroir à «l'anachronisme» et le côté low-tech de l'activité de Georges Christen - celle de plier des clous, faire exploser des boules chauffantes et d'établir toutes sortes de records du monde avec la seule force de ses bras ou de ses mâchoires. «Nous voulions que Georges puisse laisser des traces de son activité qui est d'une extrême futilité, un peu comme celle d'un artiste,» explique Antoine Prum, pour qui le film est clairement un double portrait : de Georges Christen et de la Russie. On découvre le pays par le regard de Georges Christen, mais aussi grâce à lui, grâce à l'admiration et à l'enthousiasme que son show provoque dans le public devant lequel il se produit. Le film s'ouvre sur une scène à la campagne, Andreï Volfson y prend son petit déjeuner dans la cuisine de sa mère, tôt le matin. La maison est filmée du dehors, au petit matin, la lumière jaune de la cuisine apparaît dans le bleu du petit matin. Andreï est bien habillé, en costume, moustache impeccable, et raconte qu'il va aller à Moscou accompagner l'homme le plus fort du monde. Les contes de fées commencent dans une telle ambiance. Andreï, mathématicien dans la vie, fera fonction de traducteur durant toute la tournée et deviendra, avec son côté rêche et un peu gauche, l'alter ego de Georges Christen. Les dialogues - absolument spontanés -, entre les deux hommes sur le trafic moscovite, des problèmes de vocabulaire, la position des bras de Georges Christen dans l'atelier d'une artiste chargée de faire son portrait sculpté ou encore sur les champignons des bois, sont souvent désopilants. Antoine Prum vient de la peinture, puis est passé par des installations et des actions urbaines (La cour des miracles, lors de Manifesta 2 en 1998 par exemple, ou Oh pardon, sind Sie der Graf von Luxemburg? à Berlin en 2001), en passant par la photographie (Hercules goes outback!, un documentaire photographique d'une tournée avec Georges Christen en Australie, en 2002) jusqu'au film. «Pour moi, il est évident que mes dernières oeuvres étaient toutes déjà des scénarios,» estime-t-il, même si leur forme finale n'était pas sur pellicule, la narration y était déjà. Tour de force est son premier film - le second vient d'être tourné - et porte en lui les qualités du regard d'Antoine Prum : le sens de la composition d'un plan, le goût pour le grotesque d'une situation, mais aussi sa sensibilité pour les réalités socio-politiques qui s'expriment dans les détails d'une ville. Fasciné par «l'âme russe», il voulait absolument tourner dans ce pays gigantesque en décrépitude, dans lequel Georges Christen pouvait véritablement se perdre, et qui reste marqué par un certain mystère, enrichi par les années de guerre froide. Le plus frappant pour un spectateur habitué aux blockbusters formatés, c'est le traitement du temps du film : là ou un cinéaste ne laisserait jamais, au grand jamais, un mouvement se perdre dans la répétition interminable, l'artiste ose et même exploite ces interstices. Or, Tour de force est non seulement hors normes de part son approche de l'espace-temps, mais le fut aussi comme projet : le montage du budget fut une vraie course d'obstacles, le Fonds de soutien à la production audiovisuelle n'ayant pas vraiment d'approche pour des films d'artistes. Ce ne fut que grâce au soutien du Mudam, du Musée d'art moderne Grand-Duc Jean, que les choses se sont finalement débloquées. Le résultat est un vrai plaisir visuel. Bourré d'humour au premier comme au second degré, de situations drôles et de clins d'oeil, le film n'en demeure pas moins un documentaire sérieux, qui suit à la trace, mais néanmoins avec beaucoup de respect, cet homme si fort qui est même entré dans la littérature luxembourgeoise grâce à Roger Manderscheid. Georges Christen, qui, à 43 ans, après 23 records dans le livre Guinness et autant d'années de scène, plus de 2 000 Power shows, doit forcément se poser des questions sur son avenir - et si la force le lâchait un jour ? -, tout comme le pays qui l'accueille semble en pleine quête de son avenir, pleurant sa gloire déchue. Le déclin que nous dépeint la caméra d'Antoine Prum et de Boris Kremer prend souvent des allures poétiques. Le film avance en saynètes, les stations de la tournée, qui sont comme autant de cartes postales envoyées de Russie. Georges Christen à l'hôtel Ukraina, Georges Christen lors d'un show au centre de Moscou, notre héros qui fait de la musculation dans une salle d'un autre temps, donne une interview télévisée à bord d'un bateau sur la Volga, réalise un nouveau record ou lève son verre sur la Russie et l'accueil que lui a fait le peuple russe lors d'un dîner en ville. La mise en scène parfois transparaît et on sait alors que la frontière entre réel et fiction a à nouveau été dépassée. L'écho que le film a reçu jusqu'à présent au Luxembourg a été extrêmement positif (sauf dans Le Jeudi) : Georges Christen est très populaire, son caractère jovial et son sourire presque timide font de lui un invité bienvenu sur les plateaux de télévision et dans les studios de radio. L'accroche du film ici est clairement le personnage principal, qui attire les foules. Mais Antoine Prum et Boris Kremer veulent, ensemble avec leur société Maciste Film et leur coproducteur Paul Thiltges, essayer de le placer à l'étranger - dans les circuits du cinéma plutôt que dans les musées, où de tels hybrides pourtant sont plus facilement acceptés. L'approche du public étranger sera certainement différente aussi : plus habitué aux ovnis au cinéma, il n'aura pas non-plus cette relation presque familiale avec Georges Christen. Le film d'ailleurs se ferme sur Andreï Volfson, et c'est à se demander s'il n'a pas, après 80 minutes, repris le rôle de héros du film...

Tour de force - En Russie avec l'homme le plus fort du monde de Antoine Prum et Boris Kremer, avec Georges Christen et Andreï Volfson, une coproduction du Mudam, avec Paul Thiltges Distribution et Maciste Film, dure 79 minutes, en version russe et française, sous-titrée en français. Projections aujourd'hui, vendredi 18 février, à 19 heures, dimanche 20 à 14 heures, mardi 22 à 19 heures et mercredi 23 à 19 heures à l'Utopia.

josée hansen
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