Sur le Princesse Marie-Astrid, sept candidats aux Européennes ont débattu ce mercredi soir. Mais la campagne peine à atteindre sa vitesse de croisière

« Le génie luxembourgeois »

Les candidats répondent à la question : « Êtes-vous pour le principe de l’unanimité en matière fiscale »
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 17.05.2024

Ce mercredi soir, sous les plafonds miroirs et les lustres cristal du « MS Princesse Marie-Astrid », sept candidats aux Européennes tentent de convaincre un public composé principalement de seniors. Dehors, une pluie fine tombe sur la Moselle. Avec un léger vrombissement, les moteurs démarrent et le bateau se dirige en direction de Schengen. Armand Back, le rédacteur en chef du Tageblatt, évoque mollement la signification symbolique de l’endroit : « Mir sinn alleguer am selwechte Boot » (et évidemment la signature des accords de Schengen, sur un modèle antérieur du bateau). L’idée marketing d’Editpress, organisateur de l’événement, se révèle usée. En mars, l’ADR avait déjà organisé son congrès anti-woke sur le même navire. En septembre, les Pirates s’étaient rassemblés sur un bateau Navitours, pour fêter une victoire qui ne viendra pas.

Autour du bar situé à l’étage, le personnel de bord attend la fin du débat. Fernand Kartheiser (ADR) réussit à en dominer la première moitié, tous les candidats réagissant à chacune de ses interventions filmées par Sylvie Mischel assise dans la deuxième rangée à côté d’Alexandra Schoos. « Je ne veux pas monopoliser le débat », prétend l’ultra-conservateur. La discussion reste fade. À tour de rôle, chacun remâche ses slogans. (Le Tageblatt avait uniquement invité les partis représentés à la Chambre.) Une partie de l’audience regarde les berges. Des villages, campings et vignobles défilent derrière les fenêtres du bateau. Côté luxembourgeois, on aperçoit quelques stations-services et l’une ou l’autre villa moderniste (probablement signée Valentiny) sur les coteaux.

« Mir Piraten si ganz op der Säit vun de Leit », promet Raymond Remakel. « Déi transatlantesch Relatioun fänkt un am Eemer ze sinn », analyse Charles Goerens (DP). Marc Angel (LSAP) fait l’éloge du commissaire à l’Emploi, Nicolas Schmit, « dee richtege Mann fir d’Spëtzt vun der Kommissioun unzehuelen » : « T’ass en plus och nach ee Lëtzebuerger ». Le jeune candidat Déi Lénk Alija Suljic perd par moments le fil. Il passe son baptême du feu politique, ce qui inspira de la sympathie à une partie du public, mais son discours reste trop proche du LSAP et des Verts pour se démarquer.

Au moment où le bateau entame son virage à 180 degrés pour commencer sa remontée vers Remich, Charles Goerens explique son récent revirement sur l’unanimité en matière fiscale. C’est le seul sujet qui, ce soir, provoque un réel débat. Pour la énième fois, l’eurodéputé libéral doit justifier sa position (d’Land du 2.5.2024). Il le fait en invoquant « le génie de la politique luxembourgeoise des dix dernières années » : « C’était justement de ne pas dire ‘unanimité, unanimité, unanimité’, mais d’arranger ça au niveau de l’OCDE ». Son argumentaire prend un tour plus inattendu, lorsqu’il souhaite la création d’un « cercle de réflexion réunissant tous les partis », sur le modèle des think tanks américains : « J’aimerais qu’on puisse en discuter entre nous, derrière des portes closes. » Ce ne serait pas un exercice de pure « masturbation intellectuelle », mais de préparation à un scénario où le Luxembourg se retrouverait entièrement isolé au Conseil européen et forcé de prendre une décision « vers trois heures du matin » : « Allons-nous pouvoir résister à la pression ? Sommes-nous prêts à payer le prix ? »

Marc Angel se dit prêt à abandonner le veto luxembourgeois. Il dit avoir « une immense confiance » dans la capacité d’adaptation des « gens travaillant sur la place finance » : « Ils sont intelligents, ils travaillent beaucoup, ils savent être créatifs ». Sur le sujet de l’unanimité, Raymond Remakel peine à expliciter sa position. C’est qu’il n’en a pas : Les Pirates devraient encore la définir, dit-il. Et de poursuivre : « Il y a deux courants : L’un dit qu’il faut l’abolir au niveau européen, l’autre dit que nous devons la garder ici au Luxembourg ». Perplexes, les intervenants haussent les épaules.

Personne ou presque ne lit les programmes électoraux pour les Européennes. Dans ceux des quatre partis de gouvernements (présent et passé), on retrouve quelques classiques : Le programme Erasmus+, le Pass Interrail, le câble de recharge unique. Mais l’innocence est perdue. Le DP appelle au « maintien d’un cordon sanitaire » autour des délégations « qui tolèrent des nazis dans leurs rangs ». Déi Gréng évoquent « une contre-réaction conservatrice » travaillant « stratégiquement » à faire reculer les droits et libertés. « Jamais nous ne laisserons les forces de droite détruire notre projet de cœur », promet le LSAP. Les temps ont changé.

Dans les programmes, la guerre en Ukraine occupe le devant de la scène (alors que celle qui se déroule à Gaza n’y fait qu’une apparition fugace). Le CSV appelle les citoyens à sortir de leur « zone de confiance » : « L’Occident », dont l’Otan constituerait « la colonne vertébrale », devrait être renforcé comme « communauté de valeurs » et le Luxembourg « assumer davantage de responsabilités stratégiques et militaires ». Le CSV veut voir l’Europe « rayonner à nouveau vers l’extérieur ». Puis d’ajouter : « Sans l’arrogance antérieure ». (Le parti de Luc Frieden propose également « intégrer l’arme nucléaire française » dans le dispositif de dissuasion européen.)

Le LSAP soutient « fermement » l’Otan, tout en plaidant pour une politique de défense européenne « complémentaire ». Le DP constate « la fin de la solidarité transatlantique à tarif avantageux pour les Européens », et note que « c’est à l’UE qu’incombe la tâche historique de redresser la partie libre de notre continent ». Déi Gréng aussi visent « une plus grande autonomie en matière de sécurité et de défense ». Une armée commune européenne fait désormais consensus dans la classe politique. Même les candidats Déi Lénk s’y disent favorables sur smartwielen.lu, tout comme ils supportent majoritairement les livraisons d’armes vers l’Ukraine « afin de se défendre contre l’impérialisme russe » ; une clarification qu’on ne retrouve pas dans le programme européen du parti, qui garde un silence pudique sur le sujet.

Sur la question de l’élargissement, Charles Goerens prend ses distances avec Renew Europe. Il adopte une position qu’il veut plus « nuancée », et plaide pour un élargissement « par étapes ». Pour ne pas finir en « Nations unies en miniature », incapable « de décider quoique ce soit », l’UE devrait d’abord faire « son aggiornamento institutionnel » pour assurer une « capacité d’absorption ». Le LSAP estime, lui, qu’« il y a une certaine urgence à poursuivre l’élargissement ». Le CSV « envisage » l’Ukraine comme État membre « à moyen terme », une temporalité politique qui n’engage à rien. C’est « avec prudence et pragmatisme » que les chrétiens-sociaux veulent résoudre la tension entre approfondissement et élargissement. « Le principe de l’unanimité ne doit plus être la règle, mais l’exception », écrit le CSV. Ses députés viennent de jurer qu’il le défendront en matière fiscale.

Le CSV se présente comme « le parti européen », arborant sa généalogie de grands Européens : « Le parti de Pierre Werner, de Jacques Santer et de Jean-Claude Juncker ». Le CSV revendique également le copyright de la « nachhaltige Soziale Marktwirtschaft » (qui serait « eine christdemokratische Erfindung ») dans son programme, mais celui-ci reste éminemment vague sur les questions sociales. « La directive sur les salaires minimums décents est un bon premier pas. D’autres doivent suivre », y lit-on.

Sur le climat, le CSV a intégré les éléments de langage de son nouveau chef. « Nous voulons aborder la protection du climat de manière décontractée », lit-on dans le programme électoral (« onverkrampft » dans la version luxembourgeoise). Une référence au « e bëssi manner verkrampft » employé par Luc Frieden dans son interview de Nouvel An sur RTL-Télé. Sur smartwielen.lu, des nuances apparaissent pourtant entre les candidats. Les chercheurs demandent aux candidats s’il faudra « totalement interdire » le glyphosate. La co-tête de liste, Isabel Wiseler-Lima, pense que « plutôt oui », tout comme les candidats Martine Kemp et Metty Steinmetz. Christophe Hansen, lui, coche la case « plutôt non ». Et de commenter : « Dans certaines régions, une agriculture productive n’est que difficilement possible sans de tels produits ».

Charles Goerens se démarque du CSV, en ménageant les sensibilités écologiques. Avec gravitas, il se positionne en homme du milieu. « Il va falloir calmer le jeu », écrit le DP dans son programme électoral à propos du Green Deal et du durcissement des positions. Les formations politiques « responsables » devraient reconstituer « des rapports de confiance », les institutions faire « leur indispensable introspection ». En amont de votes serrés, Goerens a souvent hésité. Une imprévisibilité qui a provoqué un certain suspens, et donc un certain intérêt. Sur la taxonomie verte et la Nature Restoration Law, il a fini par voter avec la gauche. D’après l’analyse des votes concoctée par cinq grandes ONG écologistes à Bruxelles (et publiée sur le site de Natur & Ëmwelt), Goerens apparaît parmi les bons élèves : À 64,5 points, son score est nettement plus élevé que celui des eurodéputés CSV Christophe Hansen (28,2) et Isabel Wiseler-Lima (32,4) ; même s’il n’atteint pas les niveaux de conformité de Marc Angel (82,2) et de Tilly Metz (95,2).

L’image se confirme sur smartwielen.lu. Goerens répond « plutôt oui » à l’interdiction totale du glyphosate. À la question s’il faudra encore autoriser la vente de voitures à combustion après 2035, il répond « non », alors le CSV dit « plutôt oui ». Goerens n’est probablement pas sans savoir que l’électorat des libéraux et celui des Verts se recoupent en partie. (Mené par son « Klimapremier », le DP a réussi à récupérer une bonne part du vote Déi Gréng aux législatives.)

Le programme du DP, il en aurait rédigé « de Gros », admet le notable libéral (72 ans). Il aurait voulu faire « un narratif ». En effet, le programme pour les européennes est très éloigné du clientélisme qui caractérise souvent le DP. Il se lit comme un long exposé sur le contexte géopolitique, les « principes » et « la méthode ». Des termes comme « place financière » ou « fiscalité » ne tombent pas une seule fois sur les 25 pages. Goerens se distancie du libéralisme économique, du moins de sa forme puriste. Il met en garde contre un « retour à des politiques d’austérité ». L’Europe ferait bien de s’inspirer de l’Inflation Reduction Act de Joe Biden, un interventionnisme industriel qui a fait « décoller l’économie américaine ».

Le CSV et le DP convergent de nouveau quand il s’agit de fustiger la « bureaucratie ». Le DP demande « un moratoire d’une année en matière de nouvelles charges administratives », le CSV veut « plus de prise de risque » et rendre « différents textes européens » plus favorable aux entreprises, notamment en affaiblissant le droit de la concurrence. (Le tout sous le slogan « moins de bureaucratie, plus de convivialité ».) Sur les questions fiscales, le DP et le CSV gardent le silence. La gauche se montre plus combative. Le LSAP et Déi Gréng veulent taxer « les ultrariches » ou « les très grandes fortunes ». (Sur le Marie-Astrid, Tilly Metz a tenu à rassurer l’audience : « Je dis bien les ultra-riches, pas ceux qui ont une maison, et éventuellement une résidence secondaire ».)

Après vingt ans passés au pouvoir, le LSAP avance de nouveau un discours plus à gauche : « L’idée que le libre-échange signifie automatiquement plus de prospérité pour tou.te.s est une illusion ». La taxation du « capital non-productif », et des multinationales devrait être « rééquilibrée », lit-on dans le très court manifeste du LSAP. Celui-ci ne ménage ni la clientèle UHNWI du private banking, ni le business de l’optimisation fiscale. Les socialistes touchent à un autre grand tabou de la place financière, en revendiquant l’introduction d’« un impôt sur les transactions financières », et ceci au niveau européen.

Aux Européennes de 2019, Déi Gréng avaient réalisé un score faramineux, frôlant les 19 pour cent, et se classant premiers dans des villes ouvrières comme Esch-sur-Alzette, Differdange ou Bettembourg. Le parti se pensait arrivé dans la cour des grands (partis). C’était l’époque de Fridays for future, et avant la crise sanitaire et énergétique. En 2023, Déi Gréng sont devenus le bouc émissaire de la droite et de l’extrême-droite. L’ultra-conservateur catholique Fernand Kartheiser piquant le mandat à l’écologiste féministe Tilly Metz ; voilà qui rendrait l’humiliation totale. Déi Gréng se mobilisent donc pour sauver leur siège, l’ancien idéologue en chef François Bausch remontant au front. (Il n’y a pas si longtemps, il se rêvait encore commissaire aux Transports.) Dès février, le Wort s’était fait l’écho « de rumeurs » autour d’un pacte de désistement entre Metz et Bausch. Ce-dernier dément catégoriquement : « Si je suis élu, j’accepterai le mandat ».

Comme à l’accoutumée, Déi Gréng veulent se montrer appliqués et sérieux. Avec 56 pages, leur programme est plus long que ceux du CSV, du LSAP et du DP réunis. Avec un enthousiasme technocratique, il entre dans les moindres détails : « Nous nous engageons pour des dimensions uniformes pour les bagages à main [sur les vols] ». Déi Gréng ne veulent pourtant pas apparaître comme « Verbuetspartei ». L’utilisation de jets privés devrait être « limitée », lit-on dans leur programme. (Le manifeste des Verts européens va plus loin : « We will fight to introduce a ban on private jets ».) Mais Fernand Kartheiser a trouvé un autre angle d’attaque, mercredi soir sur le Marie-Astrid, citant la revendication des Verts d’introduire une taxe sur le kérosène : Ceci pénaliserait « les gens pauvres » qui ne pourraient plus s’envoler en vacances.

Encore sonnés par le KO électoral, les Verts ont réagencé leur discours sur le social : « La neutralité climatique doit toujours être synonyme de plus de justice sociale », lit-on dans leur programme européen, qui célèbre à de multiples reprises les syndicats qui étaient pourtant entièrement absents du programme des législatives. (Les seuls syndicats qui y apparaissaient étaient les « syndicats intercommunaux » et les « syndicats de chauffage ».) Une demi-année après leur défaite, les Verts se rappellent de leur existence, les présentant comme « garants que les travailleurs.se.s aient leur mot à dire et reçoivent une part équitable des bénéfices ». Cette réorientation est quelque peu factice. Elle s’explique par le fait que le programme Déi Gréng est en grande partie inspiré du manifeste des Verts européens.

Tout en disant s’opposer à une « Europe forteresse », le CSV veut continuer à « renforcer Frontex » et à améliorer « la gestion des frontières ». Sur ces points, les chrétiens-sociaux luxembourgeois restent conformes au programme du Parti populaire européen (PPE). Or ils ont refusé d’en adopter la revendication d’un « changement fondamental » en matière d’asile. Chassant sur les terres de l’extrême-droite, le PPE propose d’externaliser les procédures d’asile hors du continent : « Anyone applying for asylum in the EU could also be transferred to a safe third country and undergo the asylum process there », lit-on dans son manifeste de mars 2024. Un outsourcing que prônent également les Tories (via le Rwanda) et les Fratelli d’ltalia (via l’Albanie). Le CSV a refusé de suivre le PPE dans cette voie. Ses délégués n’ont pas voté en faveur du programme-cadre au congrès du PPE, début mars à Bucarest. Au même moment, Luc Frieden commençait à déplacer le curseur à droite, souhaitant une approche « plus nuancée ».

La gauche tente d’inverser le discours sur l’immigration. Le LSAP y voit « une opportunité » et s’oppose « à ce que les migrants soient perçus comme un problème politique ». Déi Gréng mettent en avant les changements démographiques et la pénurie de main d’œuvre. Le sujet a donné lieu à un moment de passion politique, ce mercredi sur le Marie-Astrid. Tilly Metz s’indigna du « pacte migratoire », voté le mois dernier par le Parlement européen. Le nouveau dispositif introduit des règles plus strictes lors de l’analyse des demandeurs d’asile, mais il prévoit également un système de solidarité obligatoire entre les Vingt-Sept. Dans le contexte électoral, le pacte attise les tensions. Marc Angel dit l’avoir voté « le cœur lourd », en ayant « mal au ventre ». Christophe Hansen évoque « la solidarité minimale » qui y est prévue, estimant que « le parfait est l’ennemi du bien ». « Ech sinn ashamed… Ech schumme mech fir dëse Migratiounspak », s’est écriée Tilly Metz, la seule eurodéputée luxembourgeoise à avoir voté contre. « C’est clairement un pas en arrière ! Au fond, ces Messieurs critiquent le paquet migratoire, mais ils l’ont quand même voté. Come on ! Est-ce que nous sommes vraiment prêts à tout pour embarquer les électeurs d’extrême-droite ?! »

Avant d’ouvrir le bar et de servir les petits fours, le Tageblatt voulait encore savoir pour qui les invités voteraient s’ils devaient choisir en dehors de leur propre parti. Entre le LSAP et Déi Gréng, l’amour semble réciproque : Marc Angel voterait pour Tilly Metz qui voterait pour Marc Angel. Fernand Kartheiser opterait pour Christophe Hansen qui choisit « den Här Charel Goerens » qui hésite, lui, entre Hansen et Angel.

Bernard Thomas
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