Le Luxembourg a désormais une législation sur le rachat obligatoire des titres aux actionnaires minoritaires, longtemps maltraités

Permission de sortie

d'Lëtzebuerger Land vom 06.07.2012

Tout un symbole de maltraitance des petits actionnaires : si les salles obscures des complexes cinématographiques d’Utopia (outre les salles du Kirchberg et du Limpertsberg, la société est implantée en France, en Belgique et aux Pays-Bas) ont pu faire rêver des cinéphiles, la société a déclenché des poussées d’urticaire chez les actionnaires qui avaient cru, en 1999, à ses promesses de développement à l’international et sorti leurs économies du bas de laine pour participer à l’aventure. Cela leur a coûté cher. Lorsque le capital d’Utopia fut ouvert et la société cotée en Bourse de Luxembourg – il s’agissait alors d’un peu plus de 20 pour cent du capital total –, l’heure était encore à l’engouement des petits investisseurs pour les placements boursiers. Cette frénésie fit en sorte que le prix de 52,5 euros le titre qui fut demandé à l’époque ne rebuta personne. Pas plus que la valorisation de la société ni la manière dont elle fut conduite ne suscitèrent de questions. Les avantages liés à la loi Rau, défiscalisant les investissements des Luxembourgeois dans des titres de sociétés pleinement résidentes, reléguaient sans doute au second plan les préoccupations relatives aux valorisations et aboutit d’ailleurs à un effet pervers : la création d’une bulle boursière autour des titres luxembourgeois, longtemps sous-évalués et subitement objet de toutes les convoitises. La bulle explosa dans le sillage de l’effondrement des valeurs Internet au début de la décennie 2000 et reçut le coup de grâce après la disparition (en douceur) du mécanisme de la loi Rau, jugée non-conforme aux règles européennes de la libre circulation des capitaux.

Utopia n’a jamais tenu ses promesses et le développement de la société à l’international, notamment après sa fusion en 2002 avec le groupe néerlandais Polyprint, fut un désastre tant sur le plan financier que sur celui de la gestion : la société a dû acter dans son bilan 2005 une correction de valeur de 13 millions d’euros (tout le goodwill provenant de la fusion y fut englouti) et limoger sans ménagement son numéro deux, Baudouin Muts, en lui faisant au passage un procès pour escroquerie.

Du même coup (c’est le côté positif de ce départ), un comité de direction sera mis en place. L’action Utopia est au plus bas et ne reviendra jamais à son cours de départ de 1999. En 2006, sans trompette ni fanfare, les titres de la société passent sur le marché secondaire de la Bourse de Luxembourg, moins réglementé que la cote officielle, qui, elle, impose aux sociétés de basculer leurs comptes selon les normes internationales IFRS, fortement contraignantes en termes de transparence. Une petite révolution par rapport aux normes locales, Luxgap. Utopia conservera cette norme.

Les mauvaises langues verront dans ce transfert intervenu de façon rétroactive des motivations sans doute moins avouables : le second marché échappe non seulement aux standards comptables IFRS, mais  aussi aux règles de la loi, alors toute neuve, du 16 mai 2006 sur les offres publiques d’acquisition (OPA). Au printemps 2008, Audiolux (société aujourd’hui disparue après sa fusion avec Luxempart), le principal actionnaire d’Utopia, lance une offre de rachat sur les titres Utopia en circulation dans le public à un prix dérisoire de 25 euros par action. À l’issue de l’opération, le « raideur » obtient le contrôle de 95,8 pour cent du capital de la société cinématographique et procède au delisting de l’action de la bourse, sans être pour autant forcé de faire une offre de rachat réglementée aux actionnaires restants, la loi OPA ne s’appliquant pas aux sociétés du second marché. Le succès de l’opération fut assez mitigé, essentiellement en raison du prix, qui n’atteint pas la moitié de ce que les actionnaires avaient payé en 1999. Pour autant, les petits porteurs se feront discrets et personne n’ira claironner son mécontentement face à un « prédateur » qui passe alors pour être aux avant-postes de la lutte des petits actionnaires contre les gros. En effet, Luxempart et Audiolux, détenant des titres dans RTL Group, ont engagé une action aux échos retentissants contre le groupe allemand Bertelsmann, alors propriétaire de 90,2 pour cent des actions du géant de l’audiovisuel, pour l’obliger à racheter leurs titres au même prix qu’il les avait acquis des mains d’un autre « gros » actionnaire, la société GBL d’Albert Frère, quelques années plus tôt. Le médiatique procès qui en découla et qui déboucha devant la Cour de justice européenne, fut un échec cinglant pour le camp des petits porteurs. Et la démonstration flagrante que les lois au Luxembourg étaient davantage faites pour protéger les intérêts des gros investisseurs que pour soigner la petite épargne.

Il y a toujours plus petit que soit. Luxempart/Audiolux, nains de jardin face à Bertelsmann, font figure de géant dans Utopia. Aujourd’hui pourtant, peu de petits actionnaires du groupe de cinéma n’ayant pas apporté leurs actions dans l’offre de 2008 osent en dire du mal. Alain Huberty, secrétaire général de Luxempart rappelle toutefois, dans un entretien au Land, que l’offre à 25 euros par action Utopia fit l’objet à l’époque d’une valorisation selon les normes comptables en vigueur et qu’elle fut également validée par un réviseur d’entreprise indépendant, gage, aux yeux du responsable, du caractère équitable (fair) du prix.

En janvier 2009, pour tenter de récupérer les derniers titres Utopia dans le public, Luxempart fera une nouvelle offre, « non-officielle » celle-ci, à 18 euros. Mais sans grand succès. Les choses en restent là jusqu’en février 2012, qui marque l’annonce de la vente de la participation de 54,87 pour cent de Luxempart à CLDN, un groupe diversifié historiquement investi dans le secteur maritime et bourré de cash et Utopia Management, ce dernier étant l’actionnaire fondateur d’Utopia.

Après trois mois, en mai dernier, les nouveaux maîtres font œuvre de salut public et lancent une offre pour faire sortir les derniers petits actionnaires du capital qu’il entendent se partager moitié-moitié : leur proposition qu’ils présentent comme « très fair » (« Nous ne voulions léser personne », a expliqué au Land un dirigeant de CLDN) hisse le prix de l’action Utopia à 44,73 euros. « Il n’y avait pas d’obligation de lancer une offre, mais c’est bien de le faire », souligne pour sa part, Nico Simon, l’administrateur délégué et fondateur d’Utopia. Les deux co-actionnaires disposent aujourd’hui de plus de 99 pour cent du capital de la société et ont bien l’intention de rester pour longtemps « à bord du navire », qui semble avoir stabilisé sa situation et être revenu sur des eaux claires, assez armé pour affronter l’avenir.

Comment toutefois expliquer une telle différence de prix, dans un intervalle de trois ans, entre les 18 euros de 2009 et les 44,73 euros de mai 2012 ? Certes, le petit groupe cinématographique va mieux et a considérablement réduit depuis trois ans son endettement (neuf millions d’euros fin 2011). La société a cloturé 2011 sur un résultat opérationnel (EBITDA) consolidé de 7,67 millions d’euros contre 6,42 millions un an plus tôt et un chiffre d’affaires de 41,4 millions d’euros, en hausse de plus de sept pour cent par rapport à 2010. Les résultats jugés « satisfaisants » n’expliquent cependant que partiellement la relative « générosité » de la proposition « volontaire » de rachat aux minoritaires de leurs titres devenus totalement illiquides et donc invendables sur le marché normal. « L’offre reflète le fait que la société a bien travaillé », confirme Nico Simon. Il faudrait peut-être aussi ajouter le fait que les valorisations précédentes ne reflétaient peut-être pas exactement la juste valeur d’Utopia.

Il faut surtout dire merci aux normes IFRS, qui ont obligé Luxempart à rendre publique, dans son rapport annuel 2011, la valeur de vente de son ancienne participation dans Utopia : 25,6 millions d’euros, ce qui correspond à un peu plus de 44 euros le titre. L’offre Utopia Management/CLDN pouvait donc difficilement se situer en dessous. On ignore en revanche le prix qui fut demandé par Luxempart à ses acheteurs en février dernier : il faudra attendre la publication du rapport semestriel 2012 de la société de participations pour en connaître le détail. Les initiés se reporteront pour cela au poste « surplus de plus-value », qui va refléter presque uniquement le résultat de la transaction avec CLDN.

Du reste, le cauchemar des « petits actionnaires » touche à sa fin à la suite de l’adoption mardi à la Chambre des députés à une écrasante majorité du projet de loi sur les retraits et les rachats obligatoires (squeeze-out). Il n’y aura plus de cours possible, une fois que la loi entrera en vigueur (trois mois après sa publication au Memorial), pour les valorisations fantaisistes. Complétant le dispositif existant de la loi du 19 mai 2006 sur les OPA et réparant ses injustices, le texte obligera les actionnaires ayant pris le contrôle de sociétés, jusqu’à cinq ans en arrière, de faire une offre de sortie à un prix équitable aux actionnaires restants. La loi permet aussi à ces derniers d’obliger les « raideurs » à racheter leurs actions à un prix équitable.

La détermination du « juste prix », à charge de celui qui veut ou a déjà obtenu le contrôle d’une société, sera désormais visée par le régulateur du secteur financier, dont les décisions pourront faire l’objet de recours devant les tribunaux. Déposé en janvier 2009 à la Chambre des députés, le  projet de loi a connu une longue maturation, tant ses enjeux sont importants en termes économiques et les lobbies puissants pour influencer le cours des débats parlementaires. Le Conseil d’État s’est y pris par trois fois pour aviser et amender le texte et la Chambre de commerce lui a donné autant de répliques.

RTL Group devrait logiquement ouvrir le bal des retraits. Les derniers  minoritaires du capital du groupe audiovisuel, dont Luxempart, pouraient être invités à en sortir à un bien meilleur prix que ce que Bertelsmann (aujourd’hui à 91,6 pour cent dans le groupe audiovisuel) se disait prêt à leur offrir en 2002, lorsque le groupe allemand prépara une offre de squeeze-out sur les moins de neuf pour cent des titres encore en circulation au prix de 44 euros l’action, avant d’y renoncer. La proposition pourrait même faire rougir Albert Frère, qui d’ordinaire n’a honte de rien : le cours de l’action RTL Group a beaucoup progressé ces dernières semaines, depuis que le Conseil d’État, en rendant son troisième et dernier avis, avait laissé la voix libre à l’adoption du projet de loi sur le squeeze-out. Les minoritaires se prennent à rêver d’une proposition de rachat autour de cent euros l’action.

Reste à connaître le sort qui sera réservé aux minoritaires des banques luxembourgeoises « squeezables », telle la BIL ou même la BGL. La présence de l’État dans leur capital pourrait singulièrement compliquer le jeu pour rendre enfin justice au petit capitalisme luxembourgeois.

Véronique Poujol
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