Rue Origer dans le quartier de la gare, en ce début de soirée mardi, le ciel s’assombrit déjà et quelques gouttes de pluie commencent à tomber. Deux hommes discutent assis sur une marche à l’entrée d’un magasin fermé, bouteille à leurs pieds et paquet de chips à la main. Ernest Dupljak et Fabio Santos, les biscoteaux saillants sous leur t-shirt vert, traversent la rue pour leur parler. D’une voix aimable, ils leur demandent de respecter les lieux, les habitants voisins et la propreté. « Ce serait mieux de vous installer ailleurs », intime l’un d’eux. « Ne laissez pas de déchets », commente l’autre. La tournée de l’équipe de À vos côtés commence doucement, sans heurt et difficulté. La nuit est encore jeune, pas la peine de dépenser de l’énergie pour des broutilles. À quelques dizaines de mètres de là, les gyrophares bleus signalent un potentiel incident, devant un fast-food. « Il y a eu une bagarre et une autre de nos équipes a appelé les forces de l’ordre », détaille Melanie Santiago qui vient de rejoindre ses coéquipiers. Ensemble, ils vont sillonner les rues du quartier jusqu’à 23 heures, de part et d’autre de la rue de Strasbourg, jusqu’à la rue de Hollerich d’un côté, à la Place de Paris et la rue Dicks, de l’autre. Ils effectueront entre quinze et vingt kilomètres. Comme chaque jour.
Le service À vos côtés a été créé par l’asbl Inter-Actions et financé par la Ville de Luxembourg. L’inspiration vient du projet « Sip Züri – aufsuchende Sozialarbeit auf Zürichs Straßen » qui a été observé dans la cité alémanique : Des agents sociaux jouent le rôle de médiateurs en cas de litige ou de bruit, ils arbitrent les conflits relatifs à l’utilisation des lieux publics et cherchent le dialogue avec les différents utilisateurs de l’espace public, les riverains et les commerçants. Le programme luxembourgeois, lancé en décembre 2020 doit répondre au sentiment d’insécurité exprimé par les habitants de différents quartiers de la ville, à commencer par celui de la gare. Bonnevoie a suivi en mai 2021. Depuis début septembre, une nouvelle équipe sillonne la Ville haute où les problèmes de mendicité et le sentiment d’insécurité ont crû ces derniers mois. Aujourd’hui, ils sont une vingtaine, dont six femmes, à arborer fièrement leur veste verte floquée des mots qui sonnent comment un slogan « À vos côtés ». « Leur mission est d’aller proactivement à la rencontre des habitants et usagers du quartier pour les rassurer, travailler comme médiateur et œuvrer à la désescalade en cas de conflit », résume Maurice Bauer, échevin aux Affaires sociales (CSV). « Ils font partie d’un ensemble qui comprend la prévention, le travail social ou communautaire et la répression. » Aussi, pour définir leur travail, il est plus simple de préciser tout ce qu’ils ne sont pas : ni police (avec qui ils collaborent quand c’est nécessaire), ni agent d’une société de gardiennage (qu’ils saluent à peine et à qui ils laissent le Parvis de la Gare), ni streetworkers. « Notre travail est complémentaire de celui des travailleurs sociaux qui viennent en aide aux sans-abris ou aux toxicomanes, car nous nous adressons aux habitants du quartier, en se plaçant réellement ‘à leurs côtés’ », ajoute Ernest Dupljak, responsable des équipes pour le quartier Gare.
Ce Serbe, vivant au Luxembourg depuis plus de vingt ans, a fréquenté le service Streetsport, également lancé par Inter-Actions, où il s’est formé aux arts martiaux. Champion d’Europe de kick-boxing en 2018, il a la stature de ceux qu’il ne faut pas trop chercher. Sa présence physique fait partie d’une stratégie qui dissuade l’agressivité. Éducateur gradué, Ernest Dupljak, comme la plupart des employés du service, connaît parfaitement le quartier pour y avoir habité. « Recruter parmi les jeunes qui ont grandi dans les quartiers permet de renforcer le tissu social local et de leur donner une perspective professionnelle stable. Les différentes équipes connaissent leur terrain, leurs usagers, leurs problèmes spécifiques », analyse Virginie Giarmana, directrice adjointe de l’asbl. Les groupes sont toujours composés de deux ou trois personnes, reflétant le mieux possible la diversité des langues et des origines des habitants. Certains ont eu besoin d’un soutien social à un moment dans leur vie et veulent aujourd’hui aider à leur tour. Pour les choisir, la directrice a une question rituelle : « Qu’est ce qui vous met en colère et comment réagissez vous ? » Car la principale arme des vestes vertes est le dialogue. Avant de sillonner les rues, ces collaborateurs ont suivi plusieurs formations, dont deux semaines autour de la notion de désescalade : « il s’agit de comprendre et de reconnaître le point de rupture de chacun et de trouver des stratégies pour apaiser les situation », détaille la directrice adjointe. Les équipes sont aussi formées à la communication non verbale pour interpréter le langage corporel et s’adresser aux différents publics dans de bonnes conditions. Ils ont aussi suivi des cours auprès de la police sur des questions de droit, sur les différentes drogues, sur les possibilités et limites de leur action. Les premiers secours ou le self defense font encore partie de leur cursus et ils connaissent les services sociaux qui peuvent compléter plus spécifiquement leur action. Autre aspect important mis en avant, la notion d’équipe est chère aux encadrants, pour que les collaborateurs se soutiennent mutuellement. Après chaque intervention, un rapport est rédigé pour détailler ce qui a été réalisé. « C’est important de noter quels problèmes ont été rencontrés et quelles solutions ont été trouvées ».
La tournée commence toujours à la rue de Strasbourg, où le service a son siège. On se trouve juste à côté du mal nommé café Relax. L’endroit n’a rien de calme, quelle que soit l’heure. « Et encore, depuis quelques semaines, ça va mieux. À force de présence, de discussion, de négociation et de patience, on a réussi à écarter les éléments les plus perturbateurs qui créait le plus de nuisance », détaille Fabio Santos qui parle volontiers de stratégie à mettre en place quand les situations sont critiques. En remontant la rue, les équipiers saluent les personnes attablées aux terrasses des cafés. Juste un signe de la main, un hochement de tête, parfois un « salut ». « Les gens connaissent nos visages, ils savent qu’ils peuvent nous interpeller au besoin ». En hiver, lorsque la nuit est déjà tombée quand sa boutique ferme, cette vendeuse dans une parfumerie demande à être accompagnée jusqu’à son arrêt de bus. Une dame âgée se fait porter les courses à la sortie du supermarché. Quand l’école reprendra, il y aura aussi une équipe à la sortie des cours ou autour de la plaine de jeux. « Il y a des gens qui s’installent pour boire ou fumer du cannabis. Notre rôle consiste à leur dire de respecter les enfants et les parents et d’aller ailleurs », relate Ernest Dupljak.
S’ils sont au service des habitants et commerçants du quartier, les collaborateurs de À vos côtés passent beaucoup de temps à veiller au grain auprès des populations les plus fragiles qui se trouvent dans une situation de vie précaire : consommateurs de drogues et sans-abris. Après avoir délogé les deux hommes de l’entrée du magasin, ils s’adressent à un autre, mal en point, dans une entrée d’immeuble. Malgré une joue très gonflée par un abcès, le pauvre hère refuse toute assistance. « Une autre équipe repassera plus tard pour voir comment il va », annonce Melanie Santiago. Une autre des stratégies mises en place : Ne pas provoquer d’incident en insistant et ne pas stigmatiser l’attention sur une équipe plutôt qu’une autre. Le tour se poursuit du côté de la rue Dicks, aux abords de l’église. « C’est un endroit où il y a souvent des consommateurs de drogues car il y a des recoins cachés et le curé ne dit pas grand chose », nous apprend Fabio. Ce soir là, il n’y avait personne. « Les toxicomanes ont sans doute trouvé un autre endroit, vers la Pétrusse », suppose Ernest. Le responsable est conscient que les problèmes sont seulement déplacés. Mais il lui importe surtout que les habitants ne soient pas mis en danger. « Si nous voyons une personne qui veut se shooter, nous ne la chassons pas tout de suite. Mais nous cherchons toujours le dialogue et le respect. » Au bout de l’avenue de la Gare, là où elle rejoint l’avenue de la Liberté, un petit groupe squatte les lieux, mais l’équipe n’intervient pas. « Ils ont l’air calme, ne sont pas éméchés et ne consomment pas. On repassera plus tard pour voir si tout va bien. » En revanche, devant le centre sociétaire de la rue de Strasbourg, les trois vestes vertes vont déloger un groupe en nous intimant de nous tenir à l’écart. « Ils sont parfois agressifs, selon leur état mental et de consommation », prévient le champion d’art martial. « Nous devons rester calme, prendre le temps d’établir une relation, un dialogue sans que cela devienne oppressant pour eux. » La patience est aussi à l’œuvre face à l’autre versant du problème de la drogue : les dealers. « Nous nous mettons parfois simplement là où ils vendent, sans s’occuper d’eux. Forcément, les clients ne viennent pas et les dealers s’en vont ». Le responsable ne fait pas dans l’angélisme : « Je sais bien que le deal se fera plus loin, mais pas devant l’école, pas devant le restaurant, pas à côté du magasin. »
Presque en face, Melanie nous montre une fenêtre aux volets baissés et raconte que la dame âgée qui y vivait vient de mourir : « On était inquiets car on ne la croisait plus promenant son chien depuis plusieurs jours. On a pris des renseignements et on a appris qu’elle était hospitalisée. » Trois SDF abordent l’équipe justement pour dire leur tristesse face à la disparition de leur « voisine ». Ces figures du quartiers se connaissaient et entretenaient de bonnes relations. Après la rue de Strasbourg, le trio se tourne vers les nouvelles habitations de la rue de Chiny. Des immeubles de standing qui signent la gentrification du quartier. « Des habitants nous ont appelés parce qu’il y a des gens qui dorment, qui se droguent ou qui rencontrent des prostituées dans les garages. Nous avons aussi une mission de prévention en leur expliquant d’attendre que la porte ou la grille soit fermée avant de partir, par exemple ». Un étroit passage, dont la grille est ouverte, nous mène à la rue de Hollerich. Deux prostituées saluent l’équipe, mais n’entament pas de dialogue. « Nous n’intervenons pas auprès d’elles. Nous préférons que se soient elles qui nous abordent si elles ont besoin », justifie le responsable d’équipe. En remontant vers la Poste, on longe le chantier de la rue Mercier : « c’est sans doute l’endroit le plus difficile, avec beaucoup de toxicomanes, qui y consomment et qui y font leurs besoins, car c’est vraiment bien caché. On n’y intervient pas vraiment : Il faut bien qu’ils aient un endroit pour eux. »