Des employés d’hôtels, des professionnels de la santé et d’autres indépendants se disent négligés par l’État dans sa gestion de la crise du Covid-19

Pas logés à la même enseigne

d'Lëtzebuerger Land du 03.04.2020

Défiance « On est débordés. Des collègues ont très peur. » Sergio1, réceptionniste dans un hôtel de la capitale témoigne à la mi-mars. Les chantiers remballent pour des raisons de sécurité. Son établissement garde ses portes ouvertes alors que d’autres ferment les leurs à côté. Il accueille leurs clients sans masque, ni gants, ni rien pour se protéger. Sergio ne comprend pas. « Le pire, ce sont les pilotes de Cargolux Italia, de compagnies aériennes chinoises ou de KLM qui arrivent et repartent chaque jour », se plaint-il alors. Interrogé sur la nécessité d’accueillir le personnel hospitalier originaire de la Grande Région, comme le demande le gouvernement, il dénonce une injustice. « Soit on reste tous ouverts pour aider, soit on ferme tous. On va tomber malades, du coronavirus ou de fatigue ».

À quelques centaines de mètres, avenue de la gare, un employé du Park Inn est testé positif. La direction communique le 19 mars aux employés que « toutes les personnes qui étaient en relation prolongée avec la personne concernée seront contactées afin de discuter des mesures à prendre ». Elle écrit que la « personne (…) a été renvoyée à la maison » le 12 mars, dès l’apparition des premiers symptômes, « afin de minimiser le contact avec le reste du personnel ». La direction s’engage à prendre les mesures qui s’imposent « afin d’éviter une contamination plus large ». Contacté, l’hôtel indique qu’il ne prend plus de réservations, qu’il reste seulement ouvert à ses clients (des sociétés) de longue durée, mais que cela n’a rien à voir avec un éventuel dépistage qu’on « ne peut pas confirmer ».

Face à la recrudescence des arrêts maladies, les menaces émanant du personnel ou tout simplement parce qu’ils n’avaient plus assez de clients, la plupart des hôtels ont fermé leurs portes. Le représentant des hôteliers, président de l’Horesca, François Koepp, déplore l’attitude de ces salariés qui renoncent devant leurs « responsabilités ». Pour le lobbyiste, ancien dirigeant d’hôtel lui-même, les hôteliers ont un rôle à jouer dans la crise. L’interdiction formulée le 18 mars d’accueillir le public ne vise pas les hôtels, à l’exception de leurs restaurants et de leurs bars qui, eux, doivent cesser d’opérer. Le room-service et le service à emporter perdurent. Deux hôtels du groupe Goeres (il en compte quatre) restent ouverts. « Monsieur Goeres n’a pas hésité une seconde à l’appel du Premier ministre », martèle Gabriel Duriau, gérant de l’hôtel Parc Belle-Vue. L’établissement dominant la vallée de la Pétrusse à Luxembourg-Ville accueille une dizaine de personnes qui travaillent à l’hôpital, des frontaliers essentiellement. Elles sont venues sans leur famille, nous explique-t-on. Dans les autres chambres vivent quelques responsables informatiques envoyés par leurs groupes pour veiller au grain. Des séjours « longue durée » qui s’étalent sur un mois. Les touristes ont déserté. Le taux de remplissage du groupe tournerait autour de trente pour cent en ce début de mois d’avril. Interrogé sur d’éventuelles craintes des salariés concernant leur sécurité, Gabriel Duriau précise que des mesures ont été prises. Le personnel de chambre est équipé de masques et de gants. Des vitrines en plexiglas protègent des éventuelles projections à l’accueil. « Nous ne profitons pas de la situation. Hors de question d’augmenter nos prix ! Ils sont même plutôt à la baisse et nous profitons des services en plus, comme la préparation et la livraison de pizzas dans les chambres le soir », détaille le manager.

ESR L’hôtel Melia, au Kirchberg, est lui aussi resté ouvert. Une trentaine de chambres sont dévolues au personnel hospitalier, une vingtaine aux services périphériques de la santé. Les pilotes cargo atterrissent aussi dans l’établissement sis entre la Philharmonie et le Mudam. Les autres hôtels du plateau passent en mode « permanence », c’est-à-dire en gestion administrative. Des banquiers ou des informaticiens italiens et espagnols préfèrent même ce cadre résolument minéral à la perspective d’un retour chez eux en confinement, nous explique le gérant de l’hôtel Rogier Van Zanten. L’intéressé assure que des protocoles de sécurité ont là aussi été mis en place et… que les hôteliers ont une responsabilité sociale à jouer. Le représentant de la fédération Horesca, François Koepp, abonde. Charité chrétienne ? La bonne volonté des hôteliers se manifeste par la proposition faite au gouvernement de mettre à disposition des hôpitaux des chambres pour qu’ils puissent y loger des personnes en isolement, dans l’éventualité où la capacité d’accueil hospitalière saturerait au moment du pic prévu ces prochains jours. « Je ne vais pas à la messe tous les dimanches, mais il y a des valeurs auxquelles je crois », professe François Koepp.

Le lobbyiste ménage aussi sa relation avec l’exécutif. « Le gouvernement a vite et bien réagi », dit-il. Resteraient quelques ajustements à réaliser. François Koepp préconise l’élargissement de l’aide non remboursable de 5 000 euros. On parle aujourd’hui des entreprises qui ont jusqu’à neuf salariés et qui ont été contraintes de fermer. « En Allemagne cela va jusqu’à cinquante salariés pour un montant de 15 000 euros », explique le représentant des hôteliers. les structures de plus petite taille, comme l’hôtel Dahm à Erpeldange souffrent pour rester ouverts. « Mais ce sont de bonnes mesures. Tout ça c’est très bienvenu. On dit merci », ajoute François Koepp avant de filer vers un conf’call avec le ministre de l’Économie Franz Fayot (mardi soir).

Kinépolis Le règlement du 18 mars a divisé le monde entrepreneurial en deux : ceux qui ferment et ceux qui travaillent. Dans les deux camps, certains se trouvent laissés-pour-compte. Les grands hôtels aux reins solides traversent la crise plutôt sereinement. Ceux qui luttent avec la rentabilité mois après mois envisagent les choses différemment.

Par ailleurs, des kinés sont sortis du bois en fin de semaine dernière. La gronde est venue du Rousegäertchen et du cabinet de Céline Van Pée et Xavier Celli. Le duo se plaint de l’obligation « pour les services de la santé et des soins » de maintenir une activité, notamment pour assurer les urgences. Céline Van Pée souligne cependant que les patients ne viennent plus, par peur d’être contaminés. Seuls deux figuraient cette semaine sur son calendrier. Or, les deux kinés continuent de payer les charges et notamment le loyer de leur spacieux cabinet sans pouvoir prétendre aux mesures de chômage partiel ou même à l’aide de 5 000 euros. « On vit sur nos réserves », fait valoir la kinésithérapeute en fin de semaine dernière. Le gouvernement a partiellement répondu à l’insatisfaction lundi. Le personnel de santé peut demander un CDD d’employé de l’État. Mais les kinés attendent d’avoir du concret. Contacté par le Land, le président de l’ALK, association qui représente la profession, nuance. « Du kanns den Iesel bei d’Waasser féieren awer saufe muss e selwer », ironise Patrick Obertin. Le kiné invite ses 1 300 consœurs et confrères à saisir la main tendue par le gouvernement, à se responsabiliser et à ronger leur frein pour le manque à gagner. Il admet que les temps sont durs. Mais « c’est une mesure exceptionnelle », explique-t-il. « Je remercie la direction de la Santé. On ne nous a pas oubliés », lance Patrick Obertin, passablement énervé. Il préfère stigmatiser ceux qui, dans sa profession, se livrent à de la prédation (par démarchage agressif) pour récupérer la patientèle des pairs qui ont baissé le rideau (1 200 sur 1 500 selon les estimations de Patrick Obertin). Le kiné insiste pour que ne soient réalisées que quelques prestations au quotidien, toutes nécessaires, dans des conditions idoines.

Alphonse Johanns, entrepreneur de stations essence (six, réparties dans tout le pays) dit comprendre sa mission de service public et l’intérêt de garder sa station ouverte. « Des ambulances font le plein chez nous », dit-il. Mais les volumes vendus ont chuté dramatiquement dans la deuxième moitié du mois de mars, entre cinquante et 80 pour cent selon l’emplacement de la pompe. « Cela laisse présager un mois d’avril déplorable », s’inquiète de Fons. Les stations tourneront à pertes et leurs gérants ne voudront pas fermer de peur de laisser partir la clientèle chez un concurrent… pour ne pas la récupérer ensuite. « Certains vont disparaître », annonce l’entrepreneur, malgré la possibilité de recourir au chômage partiel.

[Indé]pendants Le sentiment d’injustice se diffuse dans nombre de professions, peuplées d’indépendants. Michel Reckinger, président de la Fédération des artisans parle des boulangers, des pédicures, des esthéticiennes, de ces services qui ont dit « ouf, on peut continuer à travailler au début, puis qui se sont rendus compte que les gens ne venaient plus », que les recettes ne rentraient pas et qu’il fallait continuer à payer les charges. L’entrepreneur du sanitaire (secteur mis à l’arrêt) évoque encore les concessionnaires qui ne peuvent plus vendre les voitures, que les groupes continuent de leur livrer et qu’ils doivent payer à la descente du camion. Le secrétaire général de la Fédération des artisans Romain Schmit constate, lui, que les salariés sont très protégés, mais que les indépendants souffrent. Les intéressés s’organisent dans un groupe sur Facebook « Rescue Independents & startups ». Il compte 6 000 membres. Des projets de manifestations et de contestation en tout genre fleurissent. La tension est palpable. « Les plus modestes subissent la crise de plein fouet », analyse Romain Schmit.

Intérimerde En effet. Fernando, Capverdien de 52 ans, travaille depuis cinq mois dans le bâtiment au Grand-Duché. Il passe par une agence d’intérim à Esch. La crise du coronavirus et l’arrêt des chantiers interviennent quelques semaines trop tôt. Il n’a pas accompli les six mois qui lui donnent droit aux prestations sociales. Ni courrier, ni merde. La société ne fait plus appel à lui et le voilà sans le sou, confiné à Luxembourg avec son épouse femme de ménage. Leurs cinq enfants, âgés de huit à trente ans, vivent au Cap Vert. « Il a peur de ne pas pouvoir payer son loyer, ses factures et d’envoyer de l’argent là-bas, comme il le fait d’habitude. Puis être loin de chez lui, sans parler la langue… », rapporte la belle-sœur de Fernando, interprète dans nos relations téléphoniques. Un autre intérimaire Joao, 43 ans, s’inquiète lui aussi pour son futur. Il a presté trois mois sur les chantiers. Son employeur a fermé boutique avec la crise. Sa femme travaille à mi-temps et ils élèvent ensemble un bébé qui vient de souffler sa première bougie. Myker, 23 ans, arrivé du Portugal en janvier a lui aussi signé des contrats hebdomadaires ces deux derniers mois dans la construction. « Je me crois assis à une table de pari. C’est quitte ou double », témoigne-t-il.

Les intérimaires sont la variable d’ajustement des entreprises. Quand ça roule, ils sont les premiers appelés. Quand ça coince, ils sont les premiers à souffrir. C’est souvent une question de timing. Dans ce contexte, ces jeunes arrivants prennent la triple peine. Perte nette de revenus, aucune prestation de substitution et confinement qui réduit leur mobilité (géographique comme professionnelle). L’association de soutien aux travailleurs immigrés, l’Asti, interpelle mardi sur le sort de quelque 2 500 intérimaires, « l’un des groupes les plus exposés aux conséquences » du lockdown pour limiter la pandémie de Covid-19. Et on ne parle là que des résidents déclarés. L’Asti attire également l’attention sur les personnes travaillant sans autorisation « dans la restauration et la construction » et qui ne bénéficient d’aucune protection sociale. Tous ne sont pas logés à la même enseigne.

Pierre Sorlut
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