Constat paradoxal qui vaut pour les œuvres de Paul Wallach, séparément
et pour l’exposition en entier, à la galerie Jeanne Bucher Jaeger

Le poids de la légèreté

d'Lëtzebuerger Land vom 22.10.2021

Avant que le regard, dans une exposition, n’aille d’œuvre en œuvre, pour s’y attarder, la fouiller, la palper autant que c’est donné à un sens condamné à la distance, avant donc, le coup d’œil embrasse un lieu, tel un réceptacle. Pour une première impression, de l’ensemble, faite à l’occasion de la luxuriance de murs pétersbourgeois, ou au contraire d’une grande économie de moyens, d’une réduction extrême. La galerie Jeanne Bucher Jaeger, rue de Saintonge, dans le troisième arrondissement parisien, est située dans une arrière-cour, inondée de lumière, éclatante de blancheur, espace rythmée juste par quelques piliers. On insiste, car il est rare que le lieu et l’exposition soient en si étroite corrélation, une même parcimonie de part et d’autre, une même densité, et comme dans notre titre, nouveau paradoxe, une consistance, une concentration allant ensemble avec de la précarité. Cela pèse, et on est en face d’une sorte d’apesanteur.

Ces paradoxes une fois repérés, l’essentiel est communiqué de l’art de Paul Wallach, artiste d’origine américaine (jadis en résidence auprès du sculpteur Mark di Suvero, de sa propension à la géométrie et de son souci de l’équilibre), qui vit à Paris et que la galerie expose depuis 2008. Caractéristique que vous saisissez dès l’entrée, avec la sculpture majeure (quant à la dimension, quatre mètres de haut), qui, contrairement à la plupart des autres œuvres, est positionnée dans l’espace, suspendue. Elle est faite d’une dizaine de fines lames d’épicéa qui forment un losange allongé, avec au centre deux éléments en acier plein auxquels il arrive de se heurter et de tinter. Un bruit vibrant, délicat, comme on en entend dans un couvent tibétain, non pas l’appel sonore de nos cloches d’église ou de cathédrale.

L’art de Paul Wallach est décidément associé aussi au silence ; ses œuvres, discrètement, ressortent des murs, tels des dessins, des peintures, apparaissent dans l’espace en trois dimensions, dans des matériaux à portée de main (d’une main toutefois exigeante, très soigneuse dans ses choix) de l’artiste. Matériaux les plus divers, en premier le bois, le papier et la toile bien sûr, auxquels il ajoute du plâtre, du verre, du tissu, voire de la ficelle.

Ci-dessus, vous aurez pu saisir l’acte, le processus de création de Paul Wallach ; en même temps, et c’est ce qui fait l’art moderne, notre perception le répète, cet acte, y accompagne l’artiste. Tout près du losange, intitulé N’a de fin, de commencement non plus pour dire vrai, elles sont au nombre de cinq, quatre pièces faisant tableaux, et une croix en plomb qui porte une branche sans feuille ; elles forment un espace irrégulier au mur, le délimitent d’une façon dont le titre de Yielding Place nous en dit peut-être plus, renvoyant au poète Alfred Tennyson : « The old order changeth, yielding place to new ». Commentaire sur ce que nous vivons, appel aussi, les deux chez Paul Wallach ne peuvent être que retenus, mais non moins prenants.

Des fois, ces peintures ou sculptures (si peu attachées au mur qu’elles semblent flotter dessus, le survoler), c’est le cas la plupart du temps, en restent à la couleur blanche (on sait la teinte obtenue en mélangeant la lumière de toutes les couleurs), et à peine s’y révèlent telles formes ; il arrive qu’elles viennent d’empreintes, plus vigoureuses, ou résultent de quelque délicat embranchement. Ailleurs, le sculpteur est allé plus loin dans un investissement sensible et subtil de l’espace, où des éléments en bois, en plâtre, se rejoignent, tantôt avec la régularité des degrés d’un escalier, tantôt de manière plus contournée, jusque dans le jeu multiplié d’un miroir.

Contrairement aux expositions antérieures, il est très rare que la couleur intervienne. Il reste quand même, très fortement, dans le souvenir telle tache jaune, de Last Yesterday, et elle a de suite appelé au rapprochement avec le petit pan de mur jaune, de Delft, de Vermeer, de Proust : pour sa précieuse matière, selon l’écrivain, pour la lumière ici de même, plus intensément que pour le blanc, qui semble venir de l’intérieur pour se dévoiler à l’extérieur.

C’est à Beuys que nous devons cette idée de ne pas considérer l’art dans sa chronologie, mais d’aller à rebours, de regarder les anciens à partir des modernes, de nos contemporains. Un peu par analogie, c’est à partir de l’art que la nature se révèle le mieux. Léonard de Vinci nous a appris à regarder un mur. À travers une vitre encadrée dans son châssis de fenêtre, un pan de façade dans la rue de Saintonge prit d’un coup l’allure d’une pièce agrandie de Paul Wallach. Avec ses nuances, sa finesse. Une fois dehors, la magie s’évanouit.

Lucien Kayser
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